"Ici vivait un homme qui croyait à la philosophie et à la littérature"

Livres accumulés
Livres accumulés  ©Getty - Alexander Spatari
Livres accumulés ©Getty - Alexander Spatari
Livres accumulés ©Getty - Alexander Spatari
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Un livre est comme une momie, mais dont on aurait découpé les bandelettes en rectangles pour les relier ensemble par paquets de 200

J’ai pris un jour le ferry pour la Corse et il était là, sur les escaliers de l’entrepont, et il lisait le livre habituel. J’ai pris le train pour l’Angleterre et il était encore assis à deux rangées de mois, et il lisait le même livre. J’ai pris l’avion pour Berlin et il lisait encore, dans la salle d’embarquement. Et pareil dans les bus Eurolines, dans les vols Easy Jet. Le même livre à la main. Des milliers, des centaines de milliers, des millions de lecteurs. Le même lecteur, ou presque, un jeune occidental éperdu de mystères, et la même demi-douzaines de livres sur un spectre qui passait de l’ésotérisme le plus fermé à la hard science la plus ouverte : La prophétie des Andes, Les quatres accords Toltèques, Le livre tibétain ou égyptien des morts, L’alchimiste, Les fourmis de Werber

J’ai passé des soirées dans des appartements où c’était la seule bibliothèque, avec quelques livres de cuisine de chez Marabout et une BD d’auteur sur la Corée du Nord. Il y a des auteurs aussi que je n’ai jamais lus uniquement car je les avais vus dans ces bibliothèques — dans cette étagère, plutôt, où ils rivalisaient difficilement avec l’épaisseur du presse-livre qui en constituait l’attraction principale. Ainsi de Gary, Steinbeck, London ou Salinger. 

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Je me moque mais il y a un ridicule peut-être plus grand dans le fait de posséder tout Platon sans avoir jamais pu terminer ne serait-ce que le Parménide, de posséder une éditions en 35 tomes de la Somme Théologique, sans en avoir jamais ouvert un seul —  de même avec les tomes non coupés de mon intégrale Saint-Pol-Roux. Je me moque mais je n’avais pas l’air spécialement malin l’autre jour dans mon Carrefour Market quand j’ai vu dans ce plumeau électrostatique Swiffer une solution à ce dramatique problème de poussière qui affecte mon espace domestique — des milliards d’acariens morts qui dégoulinent lentement de ma bibliothèque et  qui finiront par m’ensevelir. 

“Ici vivait un homme qui croyait à la philosophie et à la littérature”. Et ces divinités poussiéreuses ne paraîtront pas plus cocasses aux archéologues du futur qu’Anubis et Osiris. Et cette croyance en la vie éternelle par le livre leur semblera encore plus barbare que l'embaumement rituel : c’est, comment dire, comme une momie, mais dont on aurait découpé les bandelettes en rectangles pour les relier ensemble par paquets de 200 ; si l’on en croit ces trèfles à 4 feuilles retrouvés ici ou là il s’agissait d’une variante de l’activité bien documentée de l’herbier, sans doute un rite qui visait à conserver les pensées des défunts sous une forme lyophilisées et linéamenteuse ; il semblerait, mais la chose est d’une cruauté terrible, encore plus que ces crochets avec lesquels les égyptiens curetaient le cerveau de leur mort ou ces fenêtres que les celtes découpaient au silex dans les crânes de leurs chamanes pour mettre leurs cerveaux directement en contact avec les étoiles, que les hommes de l’ère moderne s’automutilaient ainsi, en découpant, ex vivo, des tranches d’activité cérébrale pour les mettre à sécher autour d’eux, comme s’ils n’arrivaient à vivre qu’au milieu des pensées mortes. 

C’est terrible : on dirait un roman de Werber, Les thanatonautes réécrits du point de vue d’un acarien ; j’aurais dû définitivement acheter ce plumeau électrostatique Swiffer. Mais je continue à vivre avec le mythe que contre la poussière, la seule riposte valable est de lire beaucoup, de relire encore plus, de ne jamais laisser mes livres plus d’un mois intranquilles.

En vérité, il m’est déjà arrivé de commander sur Amazon le livre que je voulais relire, faute de le retrouver dans un délai raisonnable.

Cela est un peu ridicule. J’envie aujourd’hui ces étagères où un petit Foenkinos console un Marc Lévy. 

Si j’avais le temps, je comparerais, avec une réglette, la longueur des rayonnages entre un catalogue IKEA de 1990, l’âge d’or de la bibliothèque Billy, avec un catalogue 2019 : je pense que la décrue de la littérature serait spectaculaire.

Je n’en suis même plus à  m’inquiéter pour moi-même ; c’est à Swiffer, que je pense : après la crise du livre, celle du plumeau électrostatique — ”ceci tuera cela”.

Alors je repense à mon lecteur de best-seller du ferry pour la Corse comme à une figure d’espoir et, sans plus aucune moqueries, à un autre moi-même : cet adolescent éternel qui avait vu s’ouvrir devant lui l’infini littéraire dans un petit bâtiment en préfabriqué d’un collège de l’Essonne, en lisant le Manuscrit trouvé dans une bouteille d’Edgar Poe.

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