Est-ce que l’intellectuel le plus influent de France, et je m’en désole un peu, ce n’est pas devenu Jean-Marc Jancovici, plutôt que Bruno Latour ?
C’est une impression vague, et sans doute due à un biais que je me suis bizarrement imposé sur Twitter, celui de ne suivre à peu près que des pro-nucléaires, à commencer par le prince de ceux-ci, un ingénieur du nom de Tristan Kamin, qui donne l’impression de savoir à peu près tout, de la forme du nuage de Tchernobyl aux défis de la filière sodium, de la technique de l’îlotage post-Fukushima au recyclage des déchets.
Tristan Kamin vire cependant un peu à Don Quichotte, quand il s’attaque à l’éolien allemand, ou à l’énergie hydraulique, dont il arrive facilement à prouver, photos de la catastrophe de Fréjus à l’appui, qu’elle représente pour la France un danger bien plus conséquent que Fessenheim.
D’où me vient pourtant cette mélancolie française au nom de Fessenheim ? Je m’étais vu rougir de colère le jour où, détenu en Allemagne dans le cadre d’un accord de jumelage, j’avais entendu une professeur demander à ses élèves où étaient situées la plupart des centrales nucléaires françaises. J’avais levé la main et répondu, bravache, à la Tristan Kamin : dans la vallée du Rhône. Ce n’était clairement pas la réponse attendue et la professeure, multipliant les Fessenheim, avait expliqué à ses élèves que toutes les centrales nucléaires françaises étaient sur la vallée du Rhin pour que le vent pousse leurs nuages radioactifs vers Stuttgart et Düsseldorf.
D’où me venait cette ferveur patriotique ? Elle me venait, je le sais, de la bibliothèque de ma classe de primaire, alimentée par EDF et remplie d’élogieuses brochures à la gloire de Superphoenix.
Elle me venait de la famille, si délicieusement bourgeoise, des Le Quesnoy, dans La vie est long fleuve tranquille : si ridicule soit-il, le bon père de famille, en France, est ingénieur à EDF.
En cela le polytechnicien Jean-Marc Jancovici est l’intellectuel organique de la nation. S’il ne travaille pas directement pour EDF, et si ses prises de positions écologiques sont connues, et argumentées, il est, comme le bon élève de la république que j’ai été, que je suis peut-être encore, un partisan dévoué du nucléaire.
Jancovici est un avant tout un énergéticien, et de conférences en conférences, je le soupçonne un peu de se prendre pour le nouveau Marx. Il a d’ailleurs lui aussi fondé une grande partie de son approche historiographique sur l’étude de la Rome Antique : il est connu pour sa théorie des esclaves, à la rhétorique imparable — nous vivrions entourés d’esclaves invisibles, d’esclaves équivalents pétrole. Le Français moyen aurait ainsi la force de 1200 bras à sa disposition permanente — et miracle français, des bras décarbonés par l’atome.
Mais Jancovici va plus loin encore, en réduisant les luttes sociales, le monde moderne et in fine la question du progrès lui-même, à une théodicée de l’énergie fossile. Cela donne à sa théorie de l’histoire une limpidité que n’a peut-être pas toujours celle de Marx, fondée sur les mouvements de mammifère marin du capital à travers les eaux salées du calcul égoïste. Chez Jancovici, tout est méchamment plus simple, et strictement monocausal. Le prix du Diesel en se dressant à l’entrée des villes à l’automne 2018, est même venu lui donner raison.
Qu’est-ce qui me gêne, alors, chez Jean-Marc Jancovici ? Certainement pas qu’il soit pronucléaire : je tiens l’usine de retraitement de La Hague pour l’un des plus beaux bâtiments de France, et je passe tous mes étés à côté de Paluel.
Son mépris des réalités sociales, plutôt : je crois profondément que le prix de l’énergie influe bien moins sur la richesse des hommes que les éléments de contre-productivité qu’ils portent en eux, comme un nouveau péché originel : peu importe le prix de l’essence à la sortie de la raffinerie, seul compte en vérité les distorsions que vont lui faire subir les tours de craquages des conflits sociaux et les catalyseurs des consensus négociés.
Le prix du pétrole lui-même, l’Absolu jancovicien, me semble en secret relever moins de sa rareté et de son abondance que d’une forme obscure d’assentiment : notre société n’a pas adopté cette forme productiviste car le pétrole était bon marché. Le pétrole est bon marché car nous avions besoin d’un absolu productiviste.
Et il est devenu toxique quand nous avons eu besoin d’une apocalypse — laquelle, j’en suis certain, a pour cause dernière notre manque de courage intellectuel, et cet état confus, pré-religieux où nous sommes entrés, depuis que ne croyons plus à aucune régulation terrestre, ni à celle du marché, ni à celle des économies dirigées.
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