L’automne est la saison de la lecture

Des feuilles mortes pendant la saison de l'automne.
Des feuilles mortes pendant la saison de l'automne. ©Getty -  Augustas Cetkauskas / EyeEm
Des feuilles mortes pendant la saison de l'automne. ©Getty - Augustas Cetkauskas / EyeEm
Des feuilles mortes pendant la saison de l'automne. ©Getty - Augustas Cetkauskas / EyeEm
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Alors que l'automne est là, il me revient un vague souvenir d'avoir lu des livres avant de m'endormir.

L’automne, et pas seulement à cause des prix littéraires, est la saison de la lecture. Cela tient à l’humidité de l’air, qui alourdit les pages des livres, qui les épaissit jusqu’à les rendre presque comestibles, comme si elles étaient en pâte d’amande, ou que leurs lettres flottaient comme des ancres au fond du papier gorgé d’eau.

On m’a raconté en Inde que pendant la mousson l’humidité est telle que des champignons peuvent se former entre les pages des livres fermés. 

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Elle est là, la véritable odeur de l’automne, l’humus véritable des villes, dans l’odeur âcre du papier jauni des librairies d’occasion. 

On racontait, dans la librairie où j’ai longtemps travaillé, qu’un jour de déluge les eaux de la Montagne Sainte-Geneviève étaient entrées sous les arcades de la petite boutique et que les livres de poche, dont il restait d’intéressants spécimens, avaient triplé de volume en quelques secondes, comme cette fleur japonaise en papier chère à Proust.

J’observe depuis le jaunissement de mes plus anciens livres, des Stendhal ou des Huysmans âgés d’un quart de siècle, avec une fascination inquiète — et par paresse estivale, ou par prudence de bibliophile, j’attends pour les rouvrir que l’automne ait ramolli leurs tranches et rendu leurs pages desséchées à leur onctuosité première. 

L’automne est la saison où les livres rajeunissent. 

Et s’ils craquent encore, c’est pour imiter le bruit des bûches que je n’ai plus le droit de brûler dans ma petite cheminée, une cheminée toute encerclée de livres, des livres qui forment autour de moi comme l’écorce d’un grand chêne : le collectionneur de livre est un esprit sylvestre.

J’ai même trouvé, pour les jours où il ne pleut pas, des moyens de générer une humidité artificielle afin de contrebalancer l’effet desséchant de mes chauffages électriques : comme on accrochait autrefois des pots de faïence remplis d’eau aux radiateurs en fonte, je laisse toujours l’équivalent d’un petit bosquet de linge à sécher quelque part, et il m’arrive, c’est ma plus visqueuse perversion, de me coucher dans des draps tout juste sortis de la machine.

Rien ne me plaisait plus, enfant, que les histoires de terrier et d’hibernation, et encore aujourd’hui, les histoires de la Famille Souris sont les seules que je prends vraiment plaisir à lire à mes enfants — en attendant qu’ils se débrouillent seuls avec mes BD de Macherot. 

Et qu’est-ce que je lis pour moi-même, dans cet écosystème forestier presque autonome? 

Presque rien, en réalité : je lutte principalement contre la tentation hibernative. J’ai commencé, depuis le début de l’automne, plusieurs dizaines de livres, des Confessions de Rousseau aux œuvres complètes de Benjamin, des Pléiades de Péguy à une intégrale désordonnée de Chesterton,  mais je me suis toujours endormi, quelle que soit l’heure, après une page ou deux — j’ai parfois l’impression que ma vie intellectuelle se limite à la fonction de marque-page : je ne sais plus trop si les livres occupent une place importante dans ma vie, ou si c’est moi qui occupe, au milieu d’eux, une place irremplaçable.

L’autre jour encore, arrivé au point culminant de l’introduction du merveilleux livre d’Adorno sur Benjamin — et parvenu peut-être à un point critique de mon rapport fétichisé aux livres — j’ai fermé l’ouvrage sur mon cœur, un ouvrage crème aux délicats rabats, comme je fais quand je veux que l’expérience de la sieste et des associations libres du demi-sommeil supplante ou amplifie celle de la lecture. Je venais de relire les mots suivants :  “messianiques est la nature de par son caractère éternellement et totalement passager", sur lesquels je m’étais endormi la veille, après avoir noté en marge, pour me souvenir de quelque chose à aller vérifier, pour une autre vie peut-être, une vie où je serais moins fatigué et où j’aurais plus d’énergie pour la métaphysique, le nom du métaphysicien anglais Whitehead, grand spécialiste du devenir.

J’en avais en tout cas oublié de lire la suite de la phrase, où Benjamin écrit que “le bonheur est le rythme propre à ce caractère passager".

Alors je me suis souvenu d’une phrase de Wittgenstein qui disait que les bonheurs que donnaient la philosophie étaient les bonheurs les plus grands que l’on puisse concevoir, et je me suis dit que la philosophie devait être le nom savant du bonheur. Et formulant cela je fixais les reflets hésitants des fenêtres de l’appartement situé au-dessus du mien, dans le verre irrégulier de la fenêtre d’en face — et j’ai eu accès là, le temps d’un battement de cœur et sans plus rien avoir à craindre du paradis céleste, à l’éternité la plus simple.

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