Tout ce que je connais de l’histoire industrielle du monde, je l’ai appris sur l'autoroute A6
J’ai grandi à une quarantaine de kilomètres de Paris : mon boulevard parisien préféré, le premier que j’ai connu, c’est l’autoroute A6. Je me souviens de tout, même si je ne suis pas sûr de l’avoir jamais réempruntée — c’est presque un axe mental, un chemin de mémoire. Ma pratique ultérieure du vélo en a laissé les parallaxes intactes, rien n’est venu troubler mes sensations primitives. A commencer par cette vibration sur les dernières portions à ne pas avoir été refaites, les portions d’origine : l’A6, conçue sur le modèle des Autobahns allemandes, était initialement constituée d’un ensemble de plaque de bétons rainurées et séparées par des joints — la présence, à quelques kilomètres, du sable blanc de la forêt de Fontainebleau évoquait presque une installation provisoire, comme la piste d'atterrissage de Vol 714 pour Sydney.
Tout ce que je connais de l’histoire industrielle du monde, je l’ai appris là-bas. Cela formait une sorte de séquence d’une extrême pureté narrative, dont mes romans ne constitueront, au mieux, qu’une vague approximation rétrospective. Il y avait d’abord l’usine IBM, bleu ciel et blanche, presque aussi pure que son logo aux lignes horizontales et dont je connaissais, sans y être jamais entré, les sublimes salles blanches, pour les avoir vues dans tous les films de science-fiction de l’époque, films dont l’intrigue tournait presque à chaque fois autour d’un microprocesseur révolutionnaire qui aurait pu doter n’importe quelle machine d’une conscience énigmatique.
Après avoir franchi une première vallée — des rivières il ne restait, dans ce paysage de fiction, que la présence d’énormes tuyaux noirs en forme de siphon au bord de l’autoroute — il y avait à gauche la pyramide animée du groupe Accor, quelques oiseaux en néon bleu qui prenaient leur envol, l’usine Belin, qui sentait bon les crackers mais qui me faisait beaucoup plus peur que la maison en pain d’épice du conte de fée depuis que je savais qu’un ouvrier était tombé dans un hachoir à viande, le centre d’embouteillage enfin, tout en obliques rouges et blanche, de l’usine Coca-Cola de Grigny.
Rouge et blanc : cela signifiait qu’on approchait d’Orly, dont on ne voyait rien, sinon ces pylônes aux couleurs caractéristiques, qui retenaient des câbles ponctués de grosses sphères métalliques pour permettre leur détection au radar.
Il y avait un peu plus loin à droite l’usine Renault F1 de Viry Chatillon, c’était l’époque du miraculeux V10, de Nigel Mansell et du partenariat victorieux avec Williams. Ce gris et ce jaune sont restés depuis ma combinaison de couleur préférées — et qui continue, presque trente ans plus tard, à m’évoquer le plus spontanément l’idée de futur.
L’autoroute piquait ensuite dans une vallée dont je n’ai jamais rien connu d’autre que les murs anti-bruits, et cette expérimentation, aussi, d’un revêtement révolutionnaire qui faisait mystérieusement disparaître la pluie.
Les murs anti-bruits gâchaient clairement le paysage, à l’exception de ceux, cyclopéens, qu’on retrouverait un peu avant Paris, et qui, gravement inclinés comme des statues de l'Île de Pâques, étaient incisés à mi-hauteur pour laisser la végétation les recouvrir lentement en cas d’apocalypse.
La seule chose qui poussait, en attendant, c’était d’immenses projecteurs circulaires plus puissant que ceux des stades, plus lumineux que des ovnis au milieu d’une autoroute anormalement élargie, comme aux abords d’un péage.
Mais c’était Paris, soudain, qui apparaissait à la place du portique attendu, Paris presque aussi explicite que son nom réfléchissant sur un panneau d’autoroute, avec en son centre la tour Eiffel aussi nette que le splash d’une goutte d’eau sur une photographie au millionième — mais déjà nous en dévalions la couronne et l’A6 venait frapper contre les grandes falaises de la porte d’Orléans. Et là, soudain, à gauche, avant le dernier tunnel, celui de l’entrée définitive dans Paris, il y avait un grand clocher avec à son sommet quatre anges en cuivre vert, des anges qui pleuraient leurs oxydes jusqu’au bas des murailles de Paris et dont j’ai retrouvé la puissance d’évocation poétique intacte, comme si tout cela avait été une simulation mentale, un téléchargement d’enfance, dans la grande scène finale d’AI Intelligence artificielle, quand l’enfant robot accède enfin à l’immeuble où l’a conduit l’oracle — “là où les lions pleurent”— et où la fée bleue pourra le transformer en enfant véritable.
Il s’agissait en réalité du décors art déco de l’usine où il avait été fabriqué, dans un New-York désormais recouvert par les eaux.
Mon parcours initiatique semble me ramener pour ma part, avec une précision aussi redoutable qu’angoissante, à l’usine IBM du kilomètre 33 de l’autoroute A6.
L'équipe
- Production
- Réalisation