L’humour français

Bar "Aux Folies" rue de Belleville, Paris.
Bar "Aux Folies" rue de Belleville, Paris. ©Getty - Frédéric Soltan
Bar "Aux Folies" rue de Belleville, Paris. ©Getty - Frédéric Soltan
Bar "Aux Folies" rue de Belleville, Paris. ©Getty - Frédéric Soltan
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J’ai appris à être drôle dans tous les bistrots de France.

Comme il y a eu les charades, puis les contrepèteries, les histoires belges et les inaudibles hurlements de Coluche, la mode était, il y a 25 ans, aux brèves de comptoir, des sentences définitives que l’alcool aurait arraché au peuple des bistrots. 

C’est devenu un élément si folklorique que je soupçonne les serveurs d’avoir suivi des formations spécifiques. J’étais ainsi au Rouquet l’autre jour. Il avait longtemps été, après les inaccessibles Flore et Deux Magots, le café bon marché de Saint-Germain des Prés. Mais il a été refait, ‘rebristoté’, optimisé avec des chaises en rotin si étroites qu’on pouvait en aligner trois par mètres, et le café était passé à 3€50. Mon serveur commençait sa journée, il n’avait pas de monnaie, je n’avais pas l’appoint, on a mis un certain temps à s’en sortir mais il s’est écrié soudain : « je n’ai pas fait l’Etna ! » 

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Trop beau pour être vrai. Et en même temps, pourquoi pas. Il avait l’air un peu lunaire. En servant mon voisin, américain, inoffensif, il avait insulté gratuitement Laurent Baffie — lequel, j’ai vérifié, n’était pas présent à cette terrasse. 

Laurent Baffie, le sniper de ‘Tout le monde en parle’, la mythique émission d’Ardisson, c’est justement l’une des vedettes du trait d’humour, de la vanne facile, des réparties cinglantes — une sorte de rival, peut-être. 

Ma génération a en tout cas été souvent encline à le considérer comme l’homme le plus drôle de France, jusqu’à en faire la victime d’une involontaire et édifiante débâcle — assez similaire à celle qui frappe Coluche, dont je mets quiconque au défi de se souvenir de la moindre drôlerie : il existe un site qui retranscrit les meilleures interventions télévisées de Laurent Baffie. Et c’est, passé la magie de l’instant et l’ennui d’un samedi soir où, invité nulle part, on s’était résolu à manger des céréales devant cette reconstitution soignée d’un dîner en ville, d’une platitude confondante. 

Je comprenais soudain, n’en déplaise à Proust, pourquoi Saint-Simon avait omis de donner une transcription de l’esprit Mortemart. 

Le rire est peut-être la première chose à mourir. 

C’est un sentiment de l’instant, un sous-produit de la vitesse. 

On est rarement drôle, dans une conversation, mais on peut être rapide et surprendre son interlocuteur par un raccourci qui le fera sourire. 

L’esprit est une forme condensée de l’intelligence — et immédiatement, irrémédiablement soluble dans la conversation.

Je me suis néanmoins essayé parfois à l’esprit de bistrot. 

Et j’ai fait une découverte fascinante sur ce qui faisait vraiment rire mes compatriotes — sur ce qui leur arrachait des éclats de rire sincères, plutôt que des sourires mesquins de connivence.

C’est à Etienne, mon complice de vélo, que je dois cette découverte. On s’était arrêté dans un café à Briquebec, entre La Hague et Carentan, dans la Manche — j’avais fait là ce que je tiens encore pour le meilleur jeu de mot de ma vie : “Carentan toujours puceau”. Mais ce n’était rien, par rapport à la sidération qui avait foudroyé le visage d’un vieil habitué du café quand mon ami avait demandé qu’on lui rende la monnaie en billets, plutôt qu’en pièces, “car à vélo la moindre masse compte.” Le type avait entrouvert la bouche, stupéfié de cette réplique, et nous avait regardé, ahuri, sans prononcer un mot. C’était au-delà du rire. Il était pétrifié. Il mettrait peut-être une heure à comprendre, et nous devions déjà avoir atteint la pointe de la presqu’ile, à plus de 40 kilomètres de là, quand il avait commencé à rire. Et je suis certain qu’il rit encore, à chaque fois qu’il se souvient de nous, qui l’avions si bien eu.

J’ai appris, depuis, à être drôle dans tous les bistrots de France : il s’agit tout simplement d’être strictement tautologique. Dire que le café est bon, et reprendre un café. Cela suffit à s’assurer de la bienveillance de son hôte. Mais l’idéal, c’est de prendre du gâteau, s’il y en a. De le manger et d’en reprendre une part. Cela déclenche une bonhomie immédiate et communicative. On est celui qui a repris du gâteau. Et on peut monter, comme cela, encore plus haut dans les gammes du rire. En commentant soi-même ce qu’on vient de faire : “j’ai bien fait de reprendre du gâteau. Car il est vraiment bon.” À ce stade, tout le café se regroupe autour de notre table, certain qu’il y aura une saillie supplémentaire. C’est le moment en général où je deviens l’homme le plus drôle de France, un personnage de légende, l’Obélix universel, en déclarant, sobrement, que j’en reprendrais peut-être une petite part.

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