Comme il y a un "American Psycho", le film pourrait s’appeler "French Psycho".
Justine Triet est une amie, une amie très chère, j’ai joué dans Sibyl, son dernier film, comme d’ailleurs dans tous ses films précédents. J’ajouterai même que j’ai été blessé sur l’un de ses tournages, que ma fille joue elle aussi dans ses films, et que ma compagne, enfin, est sa meilleure amie. Voilà pour le disclaimer, l’avertissement déontologique préalable : je suis à la fois la personne la mieux et la moins qualifiée pour parler de ses films. Je touche même un peu d’argent de l’ADAMI quand ils passent à la télé. *
Je me dois cependant d’évoquer Sibyl pour une raison précise, un paradoxe qui m’étonne moi-même : Justine Triet est une amie et je la tiens dorénavant pour une redoutable adversaire.
J’arrivais à Paris, quand je l’ai rencontrée, elle sortait tout juste des Beaux-Arts, j’étais fatalement provincial et j’ai été immédiatement jaloux de sa puissance artistique : elle a été la première de notre groupe d’amis à connaître un petit succès, elle a vendu une vidéo à Beaubourg, trouvé un producteur, fait un film au Brésil. Mais ce n’était pas sociologiquement que j’étais jaloux d’elle : j’étais jaloux, plus intimement, de l’artiste qu'elle était.
Artistes, nous l’étions tous alors, mais c’était peut-être la seule d’entre nous qui en possédait à ce point l’aura. A quoi cela tenait-il, c’est difficile à expliquer. Thomas, qui sortait lui aussi des Beaux-Arts, était par exemple, de très loin, le plus charismatique de nous tous, Virgile le plus mystérieux, quand j’étais moi, modestement, celui qui parlait le plus vite. Mais Justine était celle dont les œuvres avaient toujours l’air d’être, pour le dire de façon désagréable et vengeresse, plus intelligentes qu’elle.
Ce qui est peut-être le grand secret de l’art, et l’unique raison d’en faire : exprimer quelque chose qu’on n’arriverait pas à dire autrement, articuler des mots nouveaux, des concepts inédits. Et Justine, qui n’était pas la plus bavarde d’entre nous, ou plutôt celle dont le bavardage n’atteignait jamais la morgue théorique, l’arrogance désinhibée du nôtre, se trouvait à chaque fois à fabriquer les objets les plus parlants qui soient : des objets dont on ne se lassait pas d’interroger la profondeur cachée.
Médiatiquement, c’est logiquement qu’elle soit devenue celle d’entre nous dont on parle le plus, et celle qui figura cette année en sélection officielle à Cannes. Je n’avais pas encore vu Sibyl, au moment du palmarès, mais j’ai été mortifié qu’elle ne gagne pas la palme d’or.
J’ai fini par aller voir le film, et j’y ai retrouvé, intacte, ma jalousie d’apprenti écrivain devant la puissance artistique de sa réalisatrice — quelque chose que ne m’avaient fait ni La Bataille de Solférino, trop délibérément foutraque, ni Victoria, trop délibérément formaté.
C’est la première fois, depuis très longtemps, que je suis sorti de la salle sans pouvoir dire à quel genre appartenait le film que je venais de voir : ni comédie, ni drame, ni tragicomédie, ni thriller psychologique. A la limite autothriller conviendrait : c’est l'histoire d’une psy qui devient la romancière de sa propre vie.
Car le génie du scénario et du montage permet de se formuler l’hypothèse vertigineuse que ce que nous serions en train de voir : c’est l’adaptation du propre roman de Sibyl.
Ce qui signifierait que la réalité n’ait plus court dans l’univers du film, qu’il n’y ait plus rien derrière la fiction, comme le démontre d’ailleurs une citation très shakespearienne de Zemeckis.
On se souvient alors que Sibyl, c’est le nom de la fille de Lacan, et que rien ne ressemble plus à la psychanalyse lacanienne que le montage, si libre, si délirant, si signifiant, du film de Justine Triet.
Sibyl, c’est l'histoire, hallucinante et géniale, d’un renoncement raisonné au réel, c’est l'histoire d’une femme, Virginie Efira dans son rôle le plus terrible, qui pour reprendre le contrôle de sa vie renonce à sa conscience.
Et qui finit, dans
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