La conclusion personnelle du mercredi 06 mai 2020

France Culture
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Le véritable père fondateur de l’Europe c’est le DJ de la première discothèque où nous sommes entrés.

Les documentaires sur les chanteurs de variété : c’est à ça que sert essentiellement la télé, et j’avais peur qu’avec le déclin de celle-ci on voit ceux-là disparaître : sans son Un jour, un destin même la vie de Sardou ne mérite pas d'être vécu, les vies d’artistes ne sont véritablement achevées que dans les yeux bleus de Delahousse.  *
J’ai eu le bonheur, cependant, de tomber sur le documentaire sur Eiffel 65 que vient de produire Vice TV : la relève était assurée. 
Eiffel 65, quasi dernière offensive de l’Eurodance, avant le chef œuvre de 2004 des Moldaves d’O-zone, Dragostea din tei, et son absorption terminale dans la pop suave et rauque de Lady Gaga et Rihanna, avait déjà 20 ans : c’était au printemps 1999 que Blue (Da Ba Dee) avait conquis les ondes européennes. 
Les trois membres italiens gardaient de cette conquête des souvenirs précis et une humeur exceptionnelle : le plaisir de la vidéo tenait largement à leur bonne humeur, et celle-ci à leurs 15 millions de disques vendus.
Le documentaire comblait un vide dans ma petite mythologie personnelle de l’Eurodance, cette musique passée magiquement du clavier d’un musicien de studio cynique au DJ d’une discothèque d'Oléron ou Pornic — cette musique en cela moins commerciale que divine, musique sans intermédiaire, pure, autonome et industrielle. 
J’avais même fini par théoriser, à force d’y entendre des échos du requiem de Mozart, qu’elle était un son venu de la mort elle-même et de l’autre côté du monde, du côté des transes lugubres des grandes discothèques, du côté de la logistique, du côté de la marchandise et du néant. C’était une musique encore mieux organisée que celle de Bach, et destiné comme celle-ci à nous faire entendre non pas les notes dont elle était faite mais le silence entre celle-ci— moins une musique de fête qu’un grand linceul fascinant et informe, la forme secrète de ce continent métamorphosé, après Maastricht, en un grand projet d’infrastructure. Même les détails ésotériques de l’initiation maçonnique de la Flûte enchantée me paraissaient transparent au regard de ce que je me représentais de Bruxelles — mais ces ombres technocratiques et ces silences platoniciens ne m’en paraissaient que plus désirables et que plus beau. 
Je ne pouvais pas écouter No Limit, Sing hallelujah sans trembler, What is love ? ou Freed from desire sans ressentir en moi la puissance religieuse d’un appel. 
Ce qui planait, ces années-là, au-dessus de la banane bleue, du Benelux à l’Angleterre, de l’Europe Rhénane à la plaine du Po reste, pour moi, l’équivalent spirituel de la révolution gothique — aux cathédrales tendues entre les voûtes fines de la Cathédrale de Canterbury et les flèches du Duomo de Milan répondait à cette autre interprétation du mythe d’un pays imaginaire, l’Europe, dans ces flux de camions, immaculés comme les reliques d’un saint, qui traversaient les Alpes.
Tout cela peut paraître confus, mais je peux donner un exemple plus précis de ce tourment religieux post-Maastricht qui secoua ma génération. J’ai acheté le même jour, près de Windsor en Angleterre, en 1993, une cassette d’Ace of Base et Master of Puppets de Metallica. La voix, scandinave et glacée, qui répétait que tout ce qu’elle voulait c’était un autre bébé, s’accordait fantastiquement bien avec le grand cimetière militaire qu’on voyait sur l’autre cassette. L’Europe était encore cela 40 ans plutôt à peine — un gigantesque sacrifice d’enfant. 
Mais ce que je pressentais aussi, en écoutant les grands cimetières musicaux de l’Eurodance, aux mélodies toujours en mode mineurs et aux voix post-mortuaires, celles des robots appelés à succéder aux hommes, c’était que l’unité de l’Europe possédait, au-delà de la réconciliation franco-allemande et de l’instauration de la paix perpétuelle, une dimension religieuse, liée à la résolution du schisme qui séparait protestants et catholiques. C’était cela, sans do

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