Je ne crois pas que les objets possèdent une âme mais quand je retrouve un enfant égaré loin du tiroir des figurines, je me sens obligé de le rendre à ses semblables. *
Je n’aime pas tout chez Lucian Freud, les nus énormes ne me fascinent pas, je préfère ses natures mortes ou ses paysages, quand il y avait encore, dans ses tableaux, un embarras à la Manet, une façon merveilleuse, un peu brusque, de ne pas être tout à fait au niveau, d’être légèrement naïf, de n’avoir pas encore découvert le secret et d’être coincé à la surface des choses. Et, les peintures de Lucian Freud ont bien quelque chose de coincé, de raide, raide comme Le Fifre de Manet, comme la serveuse des Folies Bergères, comme la chemise blanche du malheureux voisin de Maximilien. Un peu de la facilité du vieil art de peindre s’est perdu, une autre aventure commence. Les grands aplats des primitifs réapparaissent ; au mystère si profond du modelé, qui dissimule le volume plutôt qu’il ne le représente, succède des sortes de craquement, un étirement du trait, des maladresses spatiales trop évidentes pour n’être pas volontaires. On ressent devant l’Olympia une sorte d’inconfort, dû sans doute à la position cassée de son poignet sur son sexe, un déséquilibre général de la posture qui n’est pas sans beauté, pourtant : le malaise tient à ce qu’on voit presque autant la peinture que le sujet, que c’est la peinture, plutôt qu’Olympia, qui se tourne, avec difficulté vers nous, qui signale sa froide présence. Il y a quelque chose qui craque dans cette peinture, et c’est le bouquet, que tient la domestique noire, qui synthétise le mieux l’essence de ce qu’on voit : des fleurs aux teintes pâles entourées par une grande feuille de papier froissé. C’est ce froissé, cette façon grossière qu’ont les choses de s’organiser entre elles qui donne à la peinture moderne son charme principal. Quand elle ne recherche plus l’effet de lumière ou l’effet de volume mais quelque chose de l’ordre d’une explosion plus mystérieuse, d’un grand craquement qui montre l’objet autrement que contenu dans sa seule surface, qui le montre en tant qu’énigme un peu pâle, en tant qu’être aussi présent qu’irrésolu. *
J’ai acheté, pour mes filles, de grands meubles en plastique translucide pour y ranger leurs Playmobils. Je ne crois pas que les objets possèdent une âme mais quand je retrouve un enfant égaré loin du tiroir des figurines, je me sens obligé de le rendre à ses semblables.
Je crois que la peinture moderne éprouve pour les objets ce genre de fétichisme léger : ce n’est jamais rien, rien qu’une chose, mais ce n’est jamais tout à fait ça non plus. Il y a comme un sentiment de l’objet, une façon qu’il a de s’appartenir, une mélancolie de l'être.
C’est cela je crois que la peinture moderne a essayé de montrer.
C’est un sculpteur qui l’a d’ailleurs, peut-être, le mieux exprimé. Le tas de pâte à modeler géant de Jeff Koons me rappelle toutes les pommes de Cézanne, toutes les asperges de Manet, tous les champs de Van Gogh. Le modèle, partout, se fissure, la pâte à modeler sèche par ces interstices, l’épreuve de la représentation échoue à demi, la peinture ne sera jamais complète, ne sera plus jamais virtuose.
Lucian Freud deviendra virtuose, sur le tard, à sa façon, nymphéenne et grumeleuse, avec ses grands nus déployés et travaillés à la Vélasquez.
Mais, de lui, c’est deux tableaux plus modestes et plus maladroits que je retiens : d’abord, cet évier, peint au début des années 80, cet évier de peintre, sale et rectangulaire, avec ses deux robinets accrochés à des tuyaux de cuivre tordus dont la peinture s’écaille. Rarement le bonheur de peindre n’est aussi évident, jamais la torsion du buste d’Olympia aussi confortable que dans cette nature morte.
Obsédé par elle, d’ailleurs, je devais récemment passer presque tout le temps de ma récente visite à la villa Savoye de Poissy à en photographier les grands éviers rectangulaires.
L’autre peinture qui me fascine est un peu plus ancienne, mais c’est comme
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