La contre-réforme avait clairement vaincu l’iconoclasme, l’avait terrassé à la gorge — je sentais tout autour passer de gros bouillons d’images.
Pour deux euros de plus, à la galerie Doria-Pamphilj, l’une des plus belles collections de peinture de Rome — c’est là qu’on trouve le portrait d’Innocent X par Velasquez, les deux célèbres humanistes de Raphaël et trois grands Caravages — on peut accéder aux appartements privés.
La chose est en général d’un intérêt plus que relatif, les rideaux véritables ne valant jamais tout à fait les drapés peints, les détails du réel manquant de la profondeur des détails des tableaux, les gros cordons tressés qui empêchent d’entrer dans les pièces produisant un effet de profondeur à peine supérieur à celui de la perspective.
Mais c’était l’occasion de se reposer un peu les yeux, l’accrochage des tableaux, au palais Doria-Pamphilij, étant spectaculairement mauvais, ou bizarrement optimisé : tout avait été fait pour remplir au mieux l’espace, 4 galeries disposées en carré, au premier étage, autour d’une cour intérieure plantée d’oranger. Du coup on ne voyait à peu près rien, tout était mélangé, inscrutable, opacifié, on avait mis un chef-d’œuvre juste en dessous du plafond, un Guido Reni à l’emplacement où il recevrait le maximum de reflet, un Caravage de jeunesse derrière un sarcophage antique.
Paul Veyne remarquait autrefois que les bas reliefs de la colonne trajane voisine n’étaient pas fait pour être vus : c’était un art purement somptuaire, ce qui importait ce n’était pas le détail de la campagne contre les Daces mais le fait que l’empereur, pour commémorer sa victoire, ait décidé d’y mettre le prix : la colonne trajane, c’était comme un souvenir sur lequel on n’aurait pas enlevé l’étiquette du prix — pire, on l’y aurait gravée. La chose est plus déstabilisante avec la peinture, dont on s’est habitué à reconnaître, passé son évident rôle de fétiche, une certaine valeur d’usage : on sait que c’est cher, précieux, inatteignable, mais on trouve ça joli quand même, on est sincère avec les cartes postales qu’on se procure à la boutique de souvenir — à demi-sincère, on est passé un peu vite devant l’original, mais on serait vraiment heureux d’en accrocher un bout sur son frigo.
Et c’est en cela justement que la galerie Doria-Pamphilj est déstabilisante : la peinture, surabondante, se remet à jouer le rôle archaïque d’un décor somptuaire. Il y a tellement de tableau que ça pourrait être des teintes, choisies sur catalogue, ces jolies ocres ce sont des Filippo Lippi, ce Carrache vert et rafraîchissant ira bien dans cette demi-Lune.
Le concept de musée m’est apparu soudain comme la purification grotesque de cette manifestation sauvage, aristocrate et primitive, du goût pour la peinture.
C’était comme cela, certainement, que la peinture devait être montrée : en désordre et avec une sorte de joie obscure et chaotique — comme une grande éclaboussure d’image, l’équivalent, dans les intérieurs romains, des fontaines ruisselantes des places.
La contre-réforme avait ici triomphé avec une énergie barbare.
J’ai repensé à l’élégante interface de Netflix, à cette fabrique d’image qui est sans doute l’équivalent contemporain de la galerie Doria-Pamphilj.
Je me suis demandé alors si j’arriverais à m’endormir ici, dans ce palais du binge watching, dans l’antre rougeoyante de la contre-réforme.
Quelque chose du destin des images s’était bien joué ici il à 500 ans.
La contre-réforme avait clairement vaincu l’iconoclasme, l’avait terrassé à la gorge — je sentais tout autour de moi passer de gros bouillons d’images.
Mais, arrivé, devant un sacrifice d’Abraham ou un Judith et Holopherne, j’ai repensé à ces scène de décapitation de l’État Islamique qui ont jeté leur sombre lueur orangée à différents endroits du monde, il y a quelques années, depuis les écrans impassibles de chaînes d’info en continu — l’iconoclasme avait peut-être alors opéré un retour paradoxal.
Je venais d’entrer dans les appartements privés, et j’étais devant un lit baldaquin qui s'entrouvrait sur une fresque du songe de Jacob.
J’ai à peine eu le temps de me demander comment on pouvait dormir au milieu de ce rêve éveillé quand j’ai repéré, sur la table de nuit, la fleur de Coleridge d’une petite boite de somnifère.
La gardienne de la salle a confirmé que la princesse dormait bien ici deux fois par semaine.
Je n’ai pas été surpris, ainsi, par l’aspirateur robot dans la salle à manger — c’était à peu près le seul endroit où il s’agissait d’un achat cohérent, et non d’un caprice futuriste.
Ce n’était donc pas l’anachronisme qui m’avait surpris quand j’avais vu les somnifères, c’était un sentiment plus vague de déclin, d’échec, d’épuisement occidental.
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