La crise de 2008

Wall Street
Wall Street ©Getty - Spencer Platt
Wall Street ©Getty - Spencer Platt
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Bartleby est un fantôme et ce fantôme c’est celui qui hante Wall-Street, c’est celui de la crise économique qui menace à tout moment de pétrifier New-York.

Avant d’être une activité mécanisée et électronique, l’informatique est un travail de la main. Ce que Turing a imaginé, et qui résume encore son fonctionnement exact, c’est une longue paperolle qui défile sous la main d’un copiste infatigable.

Celui-ci obéit à des instructions strictes, à une discipline monacale qu’il lui indique ce qu’il doit faire du symbole lu : lui en substituer un autre, le laisser inchangé, se décaler d’une case à droite ou à gauche. Les ouvriers typographes de la civilisation du livre, avec leurs grands gestes de singes dactylographes, apparaissent soudain étonnamment libres. 

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S’il n’y avait pas eu la révolution informatique on aurait continué à lire Bartleby, la célèbre nouvelle de Melville, comme l’histoire tragi-comique du dernier moine copiste d’occident. 

Mais elle est peut-être devenue, presque par accident, une œuvre de science-fiction et un conte sur l’informatisation du monde. 

Bartleby est embauché par un homme de loi de Wall-Street pour copier des actes — pour appliquer un règle simple : soit x, écrire x. 

Les choses se compliquent quand on lui demande de collationner les diverses copies effectuées par les autres membres de l’étude. 

La ligne de code est à peine plus sophistiquée — il s’agit d’un code correcteur, avec une clé, comme à la fin d’un numéro de sécurité sociale. 

« Je préférais pas. »

Soudain Bartelby s’arrête. 

On a beaucoup glosé sur cette panne de Bartleby. 

Il a fallu peut-être le passage de l’an 2000 pour la comprendre enfin : il s’agissait d’un bug, d’un simple bug. 

La requête du narrateur ne peut aboutir. 

« Je préférais pas » : c’est un message d’erreur. 

C’est une interprétation évidemment anachronique de Bartleby. 

Mais peut-être pas si l’on généralise la notion de bug pour l’étendre aux crises économiques. 

Que sait-on, aujourd’hui et pour continuer dans l’anachronisme, des crises économiques ? C’est le moment où le système devient fou d’avoir été trop rationnel. C’est le moment où les algorithmes d’analyse des marchés, devenus inscrutables, prennent une autonomie dangereuse et des décisions contre-productives. 

Le narrateur de Bartleby avait déjà été confronté à un phénomène similaire en la personne de Turkey, l’un des ses copistes, si discipliné le matin et si erratique après déjeuner. Il a appris à faire avec, avec ses taches d’encre et ses coquilles, en lui confiant des missions subalternes — de la même façon qu’on a confié la gestion des actifs les plus risqués, les fameux subprimes, aux traders les plus imaginatifs et aux  algorithmes les plus expérimentaux. 

Bartleby est plus ordonné et plus irrationnel. 

Il n’a pas d’existence propre, refuse de dire où il né et passe ses dimanches enfermé dans l’étude. 

Le narrateur le décrit alors comme l'unique habitant d’un Wall Street qu’il compare à la cité morte de Petra. 

Il le compare aussi, plus étrangement, à Marius errant dans les ruines de Carthage. 

Comme s’il était le responsable direct de cette désolation dominicale — le dimanche comme préfiguration d’une civilisation morte. 

Bartleby est un fantôme et ce fantôme c’est celui qui hante Wall-Street, c’est celui de la crise économique qui menace à tout moment de pétrifier New-York. 

Melville a connu, personnellement, la panique boursière de 1837. 

Son frère, qui s’était lancé dans le commerce de la fourrure, a fait alors faillite. Melville avait 18 ans. C’était juste avant qu’il ne se lance dans ses célèbres aventures maritimes. 

Bartleby, comme l’indique son sous-titre, est bien une histoire de Wall-Street. 

Le narrateur, dès la première page, se vante d’ailleurs de la bonne appréciation que John Jacob Astor avait de lui. 

Comme le frère de Melville, Astor s’était lancé dans le commerce de la fourrure — avec succès. Il était devenu le premier millionnaire d'Amérique et avait donné son nom à un quartier lointain du Queens. Là même où le narrateur, littéralement hanté par Bartleby, finira par fuir en cabriolet à la fin de la nouvelle. 

Bartleby sera finalement jeté en prison — la prison comme exorcisme, comme stress test, comme retour inespéré de la liquidité bancaire. 

On pense aussi à cette page du New-York Times, pour les dix ans de la chute de Lehman Brothers, une page intitulée « Liste de dirigeants de Wall-Street incarcérés ». Une page soigneusement laissée vierge. 

C’est une autre variante du «je préférerais pas » — quelque chose comme un bug systémique. 

On apprend, à la tout fin de la nouvelle, d’où venait Bartleby. C’était un employé de l’administration fédérale victime d’une restructuration. 

Et si c’était des années Reagan que venait Bartleby ?

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