La pédophilie, ou la littérature sous l'emprise du fait divers

Le roman "Sérotonine" de Michel Houellebecq
Le roman "Sérotonine" de Michel Houellebecq ©AFP - THOMAS SAMSON
Le roman "Sérotonine" de Michel Houellebecq ©AFP - THOMAS SAMSON
Le roman "Sérotonine" de Michel Houellebecq ©AFP - THOMAS SAMSON
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De Matzneff à l'affaire Le Scouarnec, la pédophilie connait un certain regain d'actualité. Dans le cas du fait divers impliquant ce chirurgien pédophile, les détails rapportés de ses actes ignominieux dépeignent un personnage atrocement houellebecquien.

Il y a un an sortait Sérotonine, le septième roman de Houellebecq, et comme à chaque fois je me suis empressé de le lire : il y a chez Houellebecq, c’est la grande vertu de son style, une matière qui manque presque toujours à ses contemporains — une matière, bien plus qu’un sujet. Il n’est pas certain que ce soit un écrivain réaliste, ni même un écrivain romantique, comme je l’écrivais autrefois — ou bien un peu des deux. La densité de sa littérature, plutôt qu’une affaire de poids, est une affaire de grain : ses récits, ses adjectifs et ses constructions verbales sont toujours exacts : c’est comme cela et pas autrement qu’il fallait le dire, pour nous engrener au récit. Houellebecq n’est pas un écrivain réaliste, il se confond plutôt avec le degré de réel précis que nous sommes capables de supporter.  Son romantisme même tient de cette opération mécanique : qu’est-ce que le moiré, qui nous surprend dans un rideau, ou qui nous enchante soudain dans la sombre beauté des romans de Houellebecq ? 

C’est l’échantillonnage d’une grille par une autre — avec, simple application du théorème de Shannon, l’apparition d’anomalies si la fréquence d’échantillonnage décroche par rapport à celle du phénomène observé : concrètement quand Houellebecq et son lecteur ont un désaccord ontologique, l’envoûtement apparaît. Ce qui m’a surpris, justement, dans Sérotonine, c’est la façon dont Houellebecq, après m’avoir attrapé sans effort, d’une simple formule, parvient à me précipiter brutalement dans les escaliers du gothique, dans les souterrains voûtés du romantisme noir : la scène de l’infanticide raté, l’émeute à la Michael Kohlhaas sur une bretelle d’autoroute, l’observation à la jumelle du pédophile allemand.

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J’y ai repensé, justement, non pas tant en raison de l’affaire Matzneff, qui écrase cette rentrée de janvier comme Sérotonine avait écrasé celle de l’année passée, mais à cause d’un article du Monde, paru le 3 janvier et signé Rémi Dupré et Florence Aubenas, un article qui est ce que j’ai lu de plus houellebecquien depuis Sérotonine

Le titre était en lui-même un chef-d’œuvre : "Les carnets noirs de Joël Le Scouarnec, le chirurgien pédophile_"_. La référence des auteurs aux Carnets noirs de Matzneff était-elle volontaire ? Je l’ignore. Ce qui ne l’était pas, ce qui ne pouvait l’être, c’était en tout cas la très hégélienne imitation de l’art par la vie, dans la longue descente aux enfers du chirurgien pédophile du Grand Ouest, qui devenait peu à peu un personnage atrocement houellebecquien.

L’affaire est évidemment horrible, avec plus de 300 victimes, documentée par le bourreau lui-même — je la connaissais, d’ailleurs, mais ses principaux détails m’avaient jusque-là échappé.

Comme ce moment où le chirurgien, on l’entend presque hurler, écrit "JE SUIS PEDOPHILE" dans son fameux carnet. Ou qu’il se livre, nu, dans son salon de musique, car c’est un amateur d’opéra, à des confessions vidéos.

Ou que, très placidement traqué par la justice, il passe de prédateur méthodique, recourant jusque-là à tous les services que pouvaient mettre à disposition les hôpitaux, ces armes par destination qui s’ignorent — autorité du médecin, portes entrouvertes, anesthésiques, état semi-comateux des salles de réveil, prétextes médicaux innombrables — à une sorte de semi-retraite, se contentant de déshabiller des poupées, puis de les doter d’organes sexuels, avant de les couper en morceaux quand elles sont hors d’usage. Cela fait longtemps, alors, que le chirurgien ne se lave plus, et qu’il déjeune, debout dans sa cuisine, au-dessus de son évier, de boîtes de conserve froides : une sorte d’ignominie que je croyais presque réservée à la littérature, et qui reste, c’est le plus effrayant, humaine jusqu’au bout, jusqu’à ces jeux cannibales entre un homme et son vice, qui le dévore entier, vivant, empoisonné.

Je me suis demandé comment Houellebecq aurait pu traiter un tel personnage : le personnage ambivalent de Sérotonine laissait partir le pédophile allemand, mais il épargnait in extremis l’enfant qu’il avait dans sa lunette de visée, le laissant continuer son puzzle de Blanche-Neige : “Il n’avait pas bougé, il était toujours concentré sur son puzzle, la robe de Blanche-Neige se complétait peu à peu”.

L’effet littéraire est là, magistral : Houellebecq était toujours le plus grand écrivain français vivant.

Mais l’article du Monde parvient in extremis à le rattraper, en une phrase, celle qui annonce la chute ultime du chirurgien, finalement dénoncé par sa voisine de six ans — sa dernière victime : “Des canisses séparent leurs deux jardins, mais Le Scouarnec remarque une brèche ouverte par la tempête, un après-midi d’avril 2017”. 

Ces canisses ont rejoint, dans le catalogue irraisonné des effets de réels qui rôdent autour de la littérature, le puzzle de Blanche-Neige de Sérotonine.

par Aurélien Bellanger