La sexualité masculine

Michel Houellebecq en conférence au théâtre de Francfort
Michel Houellebecq en conférence au théâtre de Francfort ©Getty - picture alliance
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Aussi loin que je remonte dans mon apprentissage de la sexualité, des objets techniques s’interposent.

J’ai vu passer à la Concorde un homme plutôt âgé au cheveux filasses qui fumait une cigarette dans son énorme Jeep Wrangler. Le plus étrange, c’était que ce n’était pas Houellebecq. 

Mais je me suis souvenu alors à quel point les adjectifs parisiens et houellebecquiens ont été étroitement synonymes pour moi, dans les années 90. 

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Les Parisiens, c’était avant tout un type spécial d’hommes, qui portaient des imperméables, qui travaillaient dans la télématique ou au Crédit Lyonnais — « tu déjeunera seul / d’un panini saumon / dans la rue de Choiseul / et tu trouveras ça bon ». Ils étaient également chauves, célibataires et sous antidépresseur. S’ils pouvaient recourir, enfin, au service d’une prostituée — j’ai connu encore, en 2000, la rue Saint-Denis à son intensité sexuelle maximum, toute gainée de vinyle, et je les imaginais aisément s’acheter des voitures exclusivement pour déambuler au pas dans les allées du Bois de Boulogne — ce qui les singularisait vraiment c’est qu’ils possédaient des magnétoscopes et d’imposantes collections de vidéos pornographiques.

C’était l’image que j’avais alors de Paris, quand j’arrivais par l’avenue d’Italie. Les rez-de-chaussée des immeubles étaient tous occupés par des réparateurs de télé, des installateurs d’autoradio, des boutiques de hi-fi. Les rez-de-chaussée parisiens fumaient des clopes et dénudaient des fils. Il est resté, longtemps — peut-être existe-t-elle encore — une minuscule échoppe en haut de l’avenue des Gobelins qui vendait par milliers des objectifs interchangeables pour appareils photos : comme un grotte anormalement remplie de symboles phalliques.

Aussi loin que je remonte dans mon apprentissage de la sexualité, des objets techniques s’interposent : un été, dans une maison que mes parents avaient louée, j’avais trouvé une pile de magazines de tuning providentiellement remplis de mannequins dénudés ; j’avais aussi, à cause d’un râteau d’antenne inadapté, beaucoup de difficulté à capter M6, qui avait entrepris, avec une émission appelée Sexy Zap, la synthèse improbable entre le film de pornographie et la Télé des Inconnus ; j’ai connu enfin, grâce aux irritants grincements d’un modem 56K, les joies du peep-show à domicile — il fallait parfois plus d’une minute pour que la poitrine apparaisse.

L’idée de faire l’amour avec une machine ne m’est ainsi pas aussi étrangère qu’elle le devrait, et l’existence de robots sexuels ne m'apparaît pas absolument comme une monstruosité.

Un ami m’avait fait découvrir, en 2000, le Manifeste contra-sexuel de la philosophe Beatriz Preciado, et la chose nous avait plutôt amusés : on pouvait, expliquait-elle, sexualiser n’importe quelle partie de notre corps, il y avait même des schémas — un avant-bras, une épaule, pouvait devenir des organes sexuels primaires —   et le livre se terminait par un contrat détachable qui offrait à ses signataires le libre usage de telle ou telle partie de nos corps.

Je n’avais pas réalisé alors que c’était à peu de chose près la même utopie pansexuelle qu’à la fin des Particules Élémentaires, quand Houellebecq imagine des humains entièrement recouverts de corpuscules de Krause, et ressentant, au moindre contact, des orgasmes infinis.

J’étais là, évidemment, en terrain connu : dans un kamasutra spécialement retraduit pour moi dans le style clair et avenant des notices de construction Lego Technic. 

Des livres de Houellebecq, je retiens d’ailleurs mieux les obsessions technophiles que les exaltations sexuelles. Ma scène de sexe de préférée, dans toute son œuvre, c’est celle qui confronte Daniel, dans La Possibilité d’une île, à un vieux Rolleiflex : “la manivelle permettant l’entraînement de la pellicule tournait sans heurt ; les lamelles de l’obturateur s’ouvraient et se refermaient avec un petit bruit soyeux. »

Une journaliste m’avait dit ça, un jour : les garçons aiment le bricolage à cause de leurs organes sexuels externes. Cela m’avait laissé un peu perplexe — fallait-il dès lors faire des femmes des lectrices de roman pour d’obscures raisons d’invagination mentale ?

Je repense en même temps à mon vendeur d’appareil photo de l’avenue des gobelins. 

Et je m’interroge, sur Houellebecq, dont je sais qu’il habite une tour quelque part là-bas, dans le treizième arrondissement — tour qu’il met en scène, dans la très belle fin de Sérotonine, comme l’ultime refuge de son héros. 

A ceux qui, longtemps, ont fait de Houellebecq un sociologue, plutôt qu’un écrivain, je répondais en général que c’était essentiellement un styliste.

J’aurais tendance aujourd’hui à voir en lui une sorte de stylite, une figure moitié mystique, et moitié expiatoire. 

Mais en raison de cette impression agaçante qu’il donne parfois que le pénis des hommes est le centre du monde — thèse étrange, pour un adversaire déclaré de la psychanalyse — je m’interroge, aussi, sur le symbolisme exact de cette tour qui clôt pour le moment son oeuvre.

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