Le disco

Boule disco
Boule disco ©Getty - William Pei Yuan / EyeEm
Boule disco ©Getty - William Pei Yuan / EyeEm
Boule disco ©Getty - William Pei Yuan / EyeEm
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Le jour où l’humanité a enfin décidé de devenir sérieuse elle a inventé le disco.

Le jour où l’humanité a enfin décidé de devenir sérieuse elle a inventé le disco. 

Jamais on avait vu d’invention plus précise et plus méticuleuse. L’humanité aimait danser en rythme. L’humanité aimait les courtes mélodies. L’humanité vivait dans l’attente anxieuse du refrain. L’humanité, comme pour l’invoquer, le chantait en avance et débordait largement sur lui pour l’empêcher de repartir.

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L’humanité, bien sur, n’avait rien contre la musique ancienne. Il pourrait y avoir des cordes, des cuivres et des claviers, une chorale et des solistes. Mais on pouvait avantageusement simplifier la partition, éliminer toutes les redondances — ou ne garder que celles-ci. Trop de notes chez Mozart, trop de brume chez Wagner. Si les gens achetaient le requiem et  les Carmina Burana, c’était pour pouvoir hurler en latin O fortuna ou Dies Irae dès l’ouverture du disque. Et Beethoven n’a jamais aussi bien sonné, sur un synthétiseur Moog, que dans Orange Mécanique.

Je me suis rendu compte de cela le 31 décembre dernier sur une ligne droite normande du pays de Caux en écoutant Give me Love de Cerrone sur Nostalgie — je me méfie de France Culture dans ce genre de situation depuis que j’ai parcouru, cet été, une ligne droite à peu près identique, en Anjou, entre Segré et Candé, en écoutant Didier Eribon parler du structuralisme : j’avais beau voir partout des triangles aplatis et des structures familiales aussi invisibles et puissantes que des ondes hertziennes, j’avais fini par décrocher : le structuralisme, ce n’est pas une musique de plaine, et ce n’est pas l’Excalibur, la discothèque géante des environs d’Yvetot, qui me démentira : Cerrone, à cet instant, avait toute sa place dans le petit habitacle de ma 208. Je m’étonnai, cependant, de l’extrême simplicité des paroles : "Give me love, Give me love, Give me love" répété en boucle comme dans les Récits d’un pèlerin russe. 

J’étais sur le point de percer les mystères orthodoxes du disco quand le morceau s’est interrompu, remplacé par une chanson de Renaud, et je me suis dit que c’était cela, intimement, être français : être français c’était de ne pas être surpris de passer du sirupeux Ceronne au rocailleux Renaud.

Heureusement j’ai raccroché très vite un Get Lucky des Daft Punk, à l’instant même où la D142 décrochait du plateau pour entrer dans Pavilly, et j’ai été surpris, comme à chaque fois, de l’impression d’éternité que le morceau dégageait. J’étais revenu dans ce monde de crêtes synthétiques, dans ces Alpes électroniques plus étincelantes qu’une boule à facette, dans le royaume perdu, entre l’Autriche et l’Italie, de Giorgio Moroder, le maître de Chapelle des boîtes de nuit du continent —   dans cette Europe qui avait presque vécu, un peu avant ma naissance, de Abba à Cerrone, de Patrick Hernandez à Boney M, le disco comme une autre Renaissance, un autre printemps gothique.

On était là dans le temps du mythe et sur les plancher lumineux où Claude François, avant de disparaître, avant tout juste eut le temps d’esquisser les chorégraphies posthumes d’un virage électronique qu’une électricité vengeresse et jalouse ne lui laisserait pas prendre.  

Mais sa disparition, ou plutôt sa transformation en hologramme pailleté de bavures magnétique, était peut-être l’acte disco ultime — rien de tout cela ne pouvait exister vraiment, c’était trop beau, trop joyeux pour ce monde, le disco était la musique que devaient écouter les anges.

J’en étais là de mes réflexions musicologiques quand je me suis retrouvé assis, au réveillon, entre deux enceintes à la puissance intimidante.

Je n’ai pas reconnu tout de suite le morceau. Dix secondes de percussions seules, comme un escalier qu’on dévale, l’impression d’un danger imminent.

Il était déjà trop tard, j’étais parti, entraîné, quand le thème russe a commencé.

C’était Rasputine, de Boney M.

La chanson la plus absurde du monde. Un producteur allemand qui recrute des chanteurs antillais, qui les cantonne au play-back, qui les déguise en Russes et à qui il demande de suggérer les prouesses sexuelles de cette “Russia’s greatest love machine” — on dirait un débat sur l’appropriation culturelle qui aurait brutalement dégénéré ou un opéra de Mozart dans une version radicalement non-expurgée. 

Mais, incapable de bouger comme dans la pire séance de torture auditive de la CIA, j’étais bien obligé de reconnaître le génie incroyable du morceau, et de saluer cette prescience qui m’avait conduit à m’alcooliser assez pour descendre avec lui jusqu’au cœur de l’expérience disco, là où il n’est plus question de mauvais goût, mais seulement d’une soumission instantanée et implacable à ce qui faut bien appeler, après Kant, cet autre génie allemand incontestable, une manifestation du sublime : ce qui fondamentalement ne devrait pas être, mais qui existe, indubitablement, en dehors du jeu normal de nos catégories.