L’affaire Weinstein, le moment Me too, aura surtout été, c’est là sa force révolutionnaire, un épisode intime, un moment de notre conscience.
Mon rapport au féminisme, jusqu’à il y a deux ans, était finalement très confortable : j’y croyais comme à une évolution naturelle, un penchant inarrêtable de nos sociétés, des sociétés féministes par inertie, féministes en tant qu’occidentales et en tant qu’on n’avait pas inventé mieux que le féminisme pour trancher, une dernière fois, le débat un peu rance sur la hiérarchie entre les civilisations : l’Afrique avait l’excision, l’Islam lapidait les femmes, la Chine les tuait à la naissance, l’Inde les violait aux toilettes et nous, nous avions inventé la mini-jupe. Je caricature évidemment, mais à peine : vu du Elle, dont la lecture valait pour un homme brevet de féminisme, c’était plus au moins l’idée. La condition féminine aura été, pour faire simple, notre dernier impérialisme — dont le choc de l’affaire Weinstein, naturellement : l’ogre votait démocrate et c’est toute une vision du monde qui s’est écroulée avec lui. La pointe avancée de la civilisation occidentale, Hollywood, a perdu d’un coup une bonne partie de son sacré — la chose, pour en donner un équivalent antique, n’aurait pas été plus grave si les romains avaient découvert que leurs vestales partouzaient dans leur temple. Le féminisme institutionnel, celui du Elle et d’Hollywood, celui qu’a pu soutenir Weinstein lui-même, ce féminisme de la mauvaise foi et des incantations, ce féminisme simplifié pour empire vieillissant n’aura pas survécu à l’automne 2017.
Avant de relever du fait décolonial, et de nous transformer tous, d’une façon ou d’une autre, en militants intersectionnels, l’affaire Weinstein, le moment Me too, aura surtout été, c’est là sa force révolutionnaire, un épisode intime, un moment de notre conscience : les hommes ont commencé à se sentir harcelés par les fantômes de leurs anciens gestes, oppressés par les inévitables souvenirs des fois où, aidés par d’obscures entités patriarcales, ils ont un peu trop loin poussé leurs avantages, mordus dans la zone grise, franchis sans y penser la barrière du consentement — sans jamais cesser, d’ailleurs, de se revendiquer du féminisme, un féminisme naturel, évidemment : tout simplement le propre de l’homme occidental.
Comment y a-t-il pu ne pas avoir de véritable moment DSK, au-delà d’un finalement assez paisible changement de candidat socialiste à la présidentielle de 2012, comment avons-nous pu penser que la question des inégalités de traitement entre les hommes et les femmes était en passe d’être définitivement tranchée dans nos démocraties blanches et courtoises, par le seul fait du spectaculaire avancement de nos civilisations ?
Le féminisme, tel qu’on le pratiquait en France avant Me too, tenait du rêve éveillé, plutôt que de la politique. Ou plutôt il relevait, par dessus la politique, directement de la géopolitique : nous étions féministes car situés du bon côté de l’histoire dans Jamais sans ma fille. Nous l’étions mécaniquement, en cela, tout simplement, que nous n’étions pas des barbares. L’argument tournait un peu en rond, comme tournaient toujours en rond les débats sur le voile : nous étions féministes parce que nos civilisations étaient raffinées, et ce féminisme, c’était la preuve ultime du raffinement de nos civilisations.
Et à l’heure où l’intersectionnalité peine encore largement à convaincre les intellectuels français, et semble largement se rattacher pour eux à la pensée magique, sinon à la haine du républicanisme — par quel biais imaginez-vous donc qu’en défendant le droit d'être voilées vous faites avancer la cause des femmes, comment pouvez mélanger à ce point la question du genre et celle de la race ? — il est peut-être bon de rappeler que le féminisme, tel qu’il se pratiquait en France avant l’affaire Me too, relevait lui aussi de la pensée magique. Tel que je l’entendais, en tout cas — et je devins sérieusement féministe assez tard, et pour ne rien arranger, par commodité personnelle, avec la naissance de ma première fille en 2010 — le féminisme relevait bien d’une sorte d’intersectionnalité progressiste bizarre, et j’imaginais, sans y travailler spécialement, que tous les phénomènes que j’observais — développement de la parité, mise en cause de plus en plus précise des violences faites aux femmes, meilleure répartition des tâches ménagères, judiciarisation de la drague lourde — convergeaient, comme dans n’importe quelle utopie intersectionnelle, pour donner naissance, d’ici 2028, année de la majorité de ma fille, à une société égalitaire parfaite. Mon féminisme, au-delà de ces aspects quiétistes, tendait ainsi, je le crains, pour protéger ma fille en attendant l'avènement de cette société parfaite et du parachèvement du monde occidental, à lui dissimuler l’existence de ce patriarcat maudit, tout en contribuant, simplement du fait que je niais son existence, à la pérennité de son emprise.
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