La destruction de Port-Royal est l’acte de naissance de la vie intellectuelle en France.
Je suis allé souvent à Port-Royal des Champs, dans la vallée de Chevreuse — l’un des spots les plus réputés du cyclisme francilien — on trouvera là-bas le raidillon de la Madeleine ou la mythique route des 17 tournants. Le site a aussi, en ce début de XXIe siècle, — un charme gaullien et industriel certain, avec son synchrotron à toit de bois et son réacteur nucléaire couvert de mousse oublié dans un fond de vallée : l’écomusée d’une certaine idée de la France, soit qu’on arrive par la ville nouvelle de Saint-Quentin en Yvelines et le technocentre Renault de Guyancourt, soit qu’on ait pris, après Versailles, la direction de Saclay et qu’on ait longé les installations floutées du CEA.
La France a négocié durement sa place de membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU et contracté ici un pacte avec l’apocalypse qui nuit à peine à la beauté du paysage.
De Port-Royal des Champs, un peu plus loin, il ne reste justement que des ruines — le mausolée de la colère d’un roi qui, après avoir révoqué l’édit de Nantes et lâché des dragons à travers les Cévennes, voulut en finir avec le jansénisme, cette interprétation si stricte de l’augustinisme qu’elle paraissait réduire la liberté humaine à néant.
De Port-Royal de Champs, il ne reste qu’un pigeonnier et les ruines d’une église, qui paraît aussi petite qu’une marelle. Des arbres plantés en carré symbolisent le cloître disparu et on peut se glisser quelque part dans la cave voûtée d’une ancienne dépendance.
Du jansénisme, il ne reste plus que des monuments épars, Les Provinciales de Pascal, le Phèdre de Racine, la Logique d’Arnauld et Nicole, la Bible de Lemaistre de Sacy, les deux tomes de l’Histoire de Port-Royal de Sainte-Beuve et quelques tableaux de Philippe de Champaigne.
Le jansénisme ne nous apparaît, plus, au loin, que sous la forme ambiguë d’un mouvement esthétique, à la manière du romantisme.
Si ces débats théologiques périmés nous intéressent encore, c’est parce qu’on y voit la matrice idéologique, pas tout à fait stérile, d’un certain nombre de chefs d’œuvre.
Pourtant le jansénisme a survécu, comme contre-culture, à côté de l’histoire officielle.
On pourrait presque affirmer que la destruction de Port-Royal est l’acte de naissance de la vie intellectuelle en France. Une vie intellectuelle qui, refoulée de l’histoire officielle et chassée de l’église, se serait construite dans les ruines du jansénisme.
Débarrassé de ses références à Dieu, le jansénisme représente en effet une tentation intellectuelle majeure : un pacte faustien entre la connaissance et l’abandon de la liberté qu’on retrouve au commencement de la plupart des carrières intellectuelles.
On ne devient pas un intellectuel par amour de la liberté, on le devient en découvrant, adolescent, l’équivalent moderne de ces forces occultes qui limitent en secret notre faculté d’agir : le Social, l’Histoire, l’Inconscient, le Destin. On devient intellectuel pour avoir découvert en tremblant que nous n’étions pas libres, mais agi par des forces mystérieuses et glacées.
La terrible Nuit de Gênes qu’a vécu Valery est une bascule universelle : aucune idole ne résiste au sentiment soudain de la fatalité — même Dieu est balayé par son souffle.
Le jansénisme est l’hérésie normale des intellectuels français : une chute sans rachat, la dévoration de la vie par les mécanismes froids de la physique — la physique envisagée comme une forme de cannibalisme, projetant sans fin de grands jets de matière consciente pour mieux les ravaler ensuite.
La raison n’est pas une émanation de la liberté mais une version subtile et inexorable de l’écrasement.
Tout cela possède, au moins depuis Pascal, le grand Voyant de toute cette histoire, l’Orientaliste en chef de cette théodicée du néant, une beauté profonde.
La vie intellectuelle en France souffre d’un jansénisme presque inguérissable qui consiste à prendre ce sublime pour une explication du monde, et ces cris d’effroi pour une forme particulièrement articulée de rationalisme.
Ce qui nous charme, dans le structuralisme, c’est par exemple ce jeu de pantographe des structures entre elles qui finit par nous dessiner à une échelle atrocement petite sur le sable indifférent d’un monde désertique. La mort de l’homme nous effraie juste assez pour que nous ayons envie d’y croire. Le spectacle de Debord ressemble au vent de la nuit, nous le sentons qui nous enveloppe comme un lugubre suaire.
C’est l’une des plus mystérieuses passions françaises et l’usage le plus incongru que nous faisons de notre liberté de pensée : nous vouons un culte ténébreux à la fatalité. Nous ne supportons vraiment, des moralistes aux sociologues, que les écrivains qui nous arrachent le cœur.
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