Le tourisme un art comme les autres

Vue sur plage à Ravenne
Vue sur plage à Ravenne ©Getty - Marka
Vue sur plage à Ravenne ©Getty - Marka
Vue sur plage à Ravenne ©Getty - Marka
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Le tourisme ne sera d’ailleurs jamais dénoncé par Ghirri, seulement traité comme une appareil de projection sophistiqué d’image : une lanterne magique de dimension continentale.

Coincé entre le sublime et le grotesque, venu voir un paysage à la Andreas Gursky et habillé comme un personnage de Martin Parr : c’est le destin tragi-comique du touriste. 

De toutes les activités humaines le tourisme est la seule qui ait revêtu un aspect aussi directement satirique. Les pamphlets contre le tourisme se vendent presque encore mieux que les guides de voyage. 

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Dans la dernière salle de la l’exposition que le Musée du Jeu de Paume consacre à l’œuvre du photographe Luigi Ghirri, on trouve cette image étonnante : des guides touristique rangés sur une étagère, et dont on aperçoit que la tranche. Et dans la première salle on est tout de suite attrapé par l’image d’un présentoir à carte postale rempli de couchers de soleil. 

C’est étonnamment délicat, et surtout d’une remarquable absence d’ironie. Peut être car Luigi Ghirri est italien, qu’il n’a pas la névrose du Grand Tour, où parce que l’essentiel des photos exposées là datent des années 70, et que le tourisme relevait alors plus de la touchante énigme que de sa caricature ultérieure et qu’il avait encore un charme primitif. Le monde était doucement en train de changer d’internationale : l’ère de la mondialisation, dont il sera le grand rite, succédait alors à l’âge épuisé de la révolution.

Les rares aspects directement politiques que Luigi Ghirri isole sont à peine moins mélancoliques que ces photos de fêtes foraines désertes : un marteau et une faucille délavés sur un rocher à l’aplomb de la mer à Ravenne, en 73 ; à Ravenne encore ce petit champ de drapeau rouge, qui fonctionne en diptyque avec une image presque publicitaire, avec un pavillon, un Lancia et un rideau d’arbres maigres.

Le tourisme ne sera d’ailleurs jamais dénoncé par Ghirri, seulement traité comme un appareil de projection sophistiqué d’image — une lanterne magique de dimension continentale. 

Ghirri a ainsi photographié de nombreuses séances de photographie : un portrait de groupe devant Notre Dame, une femme en robe noire devant un rouleau de papier blanc qu'à déroulé un photographe dans une rue d’Amsterdam. Ou encore cette silhouette de dos dans un abribus à Brest en 72, floue comme s’il elle était coincée dans le boîtier d’un reflex.

La photo est partout, c’est une composante normale et quasi neutre des paysages du monde. 

Ghirri photographie ainsi ces femmes exagérément agrandies des publicités de l’époque, et qui devaient tant marquer Ballard, dans La Foire aux atrocités. On frôle alors presque la satire, comme avec cette publicité Sprite dont la gigantesque cascade occulte presque entièrement des montagnes enneigées au dessus d’Engelberg.

Ghirri parvient cependant à contourner la tentation braudrillardienne — la haine de la publicité n’est jamais qu’une variante grossière de l’iconoclasme. Position dont Ghirri sait habilement se moquer, comme avec cette photo d’un cendrier rectangulaire qui représente le David de Michel-Ange, et qu’on croirait saisi au moment où il explose — mais ces membres écartelés ne sont que des mégots de cigarettes blanches, ces débris pulvérisés en cendre. 

Pour l’anecdote, Ghirri était initialement géomètre. Et les photos les plus surprenantes de l’exposition portent la trace d’un intérêt soutenu pour la géographie. 

Il y a ces personnes de dos devant des plans, un homme chauve à Karlsruhe, cette famille devant les schémas des pistes qui entourent Salzbourg. 

La question l’échelle est évidemment cruciale. Ghirri a ainsi photographié des visiteurs perdus dans un diorama de l’Italie, à Rimini. On les voit, comme des géants, escalader des montagnes au dessus de la piazza del Campo de Sienne. Et on retrouvera, d’ailleurs ce massif montagneux miniature dans d’autres images, dont une qui le montre vu de l’arrière, comme le toit exagérément compliqué d’une petite bâtisse de plan carré. 

La partie la plus surprenante de l’exposition, ce sont enfin ces photos de plan. Ghirri a photographié un atlas du monde. Il n’y a parfois presque rien à voir, une ligne pointillée discontinue, un triangle pointé vers le bas et accompagné de cette légende abyssale : 5720.

Cela m’a rappelé tous ces Atlas que j’ai compulsivement feuilleté. Et surtout l’un d’eux, que j’avais trouvé un jour dans mon local à poubelle. On a tous des rites initiatiques bizarres, le mien avait été de tenir une sorte de journal au crayon entre ses pages gravées. Rien de tout à fait convainquant ni de vraiment honteux. Mais je me souviens que c’était la première fois que j’avais été un content de ce que j’écrivais. J’étais jusque là un écrivain qui n’écrivait pas, un touriste de la littérature, et quelque chose s’était débloqué là dans mon rapport au monde.

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