Les Barbapapas

La famille Barbapapa
La famille Barbapapa ©Radio France - Capture d'écran
La famille Barbapapa ©Radio France - Capture d'écran
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Tout ce que les français savent de l’urbanisme ils l’ont appris en lisant Barbapapa.

Tout ce que les français savent de l’urbanisme ils l’ont appris en lisant Barbapapa. 

Et plus précisément en lisant La maison de Barbapapa. Paru en 1972, c’est la principale critique que nous aurons connue du modernisme — et elle aura agi sur nos esprits comme une condamnation dialectique et définitive. 

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Premier temps, les Barbapapa, qui s’épanouissent dans une villa vernaculaire, une jolie folie bourgeoise, sont délogés par des engins de destruction. La phrase vient d’un album plus tardif, mais elle aurait pu être prononcée à cet instant par un Barbapapa en colère : “Allez-vous en, promoteur et planificateur  ! Et la prochaine fois pensez à laisser de la place pour les jeux des enfants. » 

C’est déjà un peu malhonnête, car on découvre à la page suivante — c’est le second temps de la dialectique — que les Barbapapa ont été relogés dans un sinistre clapier à lapins, une barre en béton pleine de téléviseurs : on peut tout reprocher aux planificateurs et aux constructeurs de barres, mais pas d’avoir oublié la place pour les jeux des enfants. On a tendance à l’oublier, mais les programmes de construction HLM ont largement constitué à mettre les îlots haussmanniens sur leurs tranches, libérant ainsi, à densité égale, de l’espace pour construire tous ces parcs qui manquaient cruellement à Paris. 

Troisième temps : les Barbapapa, devenus dépressifs, s’arrachent à leur prison rectangulaire pour se construire, directement moulé sur le corps rose et souple de leur leader patriarcal, un palais bulle psychédélique. 

De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins : le phalanstère s’organise et tous les Barbapapa possèdent maintenant leur chambre individuelle, adaptée à la passion de l’une pour les livres, d’un autre pour les oiseaux ou la peinture. 

La puissance utopique de ces chambres rondes, délicatement représentées en vue frontale et en écorché, technique de dessin dans laquelle excellent Annette Tison et Talus Taylor, aura durablement marqué notre imaginaire : ce serait ici désormais que nous voudrions tous vivre, ici que nous aurons d’ailleurs tous vécu. La version démocratique de cette utopie, c’est en effet le grand pavillonnaire extensif — idéal urbanistique qui dura presque un quart de siècle, du triomphe de la contre-culture à l’an 2000, de mai 68 au protocole de Kyoto. Un idéal problématique, contre-productif et qui aura finalement trahi toutes ses promesses initiales, quand il s’est tardivement avéré qu’on y votait pour le Front National, qu’on y surconsommait les énergies fossiles et que les lumières qui clignotaient dans la nuit n’étaient plus celles des étoiles mais celles, délétères, des alarmes électroniques. 

Mais la trahison fait après tout partie du programme normal de l’utopie, et le diable, comme à l’accoutumée, était dans les détails. 

C’est justement aux agents immobiliers qu’il reviendrait aujourd’hui d’incarner le diable. Le diable, cette figure mythologique et quotidienne que Pialat avait génialement fait jouer à un maquignon, et dont un vendeur de lit, dans un film d’horreur qui se déroulait exclusivement dans un ascenseur, reprenait habilement le rôle : qui ne mettrait pas le prix à l’endroit où il passe la moitié de sa vie ? 

Qui aurait assez de force morale de ne pas mettre son destin dans un crédit hypothécaire qui l’aliénerait pour toujours à un pavillon énergivore construit au milieu de nulle part —  ou à l’intérieur du cerveau sucré d’un Barbapapa ? 

Le diable s’habille en Stéphane Plaza — l’agent immobilier préféré des français.

Comme les Jacques Dessange et Jean-Louis David ont remplacé, un peu partout, les coiffeurs traditionnels — mon préféré, c’est celui de Vaucresson, construit au rez-de-chaussé d’une villa de Le Corbusier — les agences immobilières s’appellent aujourd’hui Stéphane Plaza.

L’homme a-t’il été pris de scrupules, esthétiques ou moraux, pour s’être engagé si profond dans l’utopie pavillonnaire ? Toujours est-il qu’il aide aujourd’hui ses anciens clients à se débarrasser de leur bien, devenus plus collants que des Barbapapa, en pratiquant le Home Staging — technique de relooking extrême destinée à générer le coup de cœur du futur acheteur. 

Comme le disait l’architecte de l’émission, en demandant aux candidats au départ de la semaine de bien vouloir enlever les dessins d’enfants du frigo : “en home staging, on évite tout ce qui est personnel”.

Ce serait déjà en soit un peu diabolique, et témoignerait d’un conception universelle et glaçante de l’humain, si ça ne recouvrait pas bien pire : en l'occurrence, ici, la transformation d’une petite pièce inusitée en fausse chambre de bébé, pour inspirer confiance, et donner pourquoi pas des envie d’enfants aux futurs visiteurs. 

C’était encore plus effrayant que la porte secrète entre les deux appartements de Rosemary’s Baby. 

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