Le choix de la marque est un choix raffiné : il suppose qu’on parvient à distinguer deux substances identiques jusque dans leur trame moléculaire.
- Aurélien Bellanger Écrivain
On recommande sur internet l’usage d’un sèche-cheveux et de fil dentaire pour désigler proprement une voiture. Il s’agit de rendre son hayon arrière à un anonymat énigmatique, d’effacer la marque infamante d’une motorisation diesel ou d’un ennuyeux problème de sous-motorisation. C’est la plus économique des montées en gamme. Les berlines désiglées atteignent des élégances diplomatiques, une fluidité tactile électrisante, comme celle des pulls en cachemire dont on a enlevé les étiquettes. Certains constructeurs proposent le désiglement en option : il en coûterait une centaine d’euro — ça frôle le génie commercial. Personne, pour autant, ne s’est jamais laissé tenter par un désiglement frontal.
Toucher aux étoiles, aux jaguars, aux lions ou aux anneaux des calandres, c’est toucher à l’intégrité physique des véhicules. On peut jouer avec la gamme mais pas avec la marque. Parfois le losange rainuré des anciennes Renault me manque. Je ressens comme un vide devant le nouveau logo Chevrolet et je ne connais rien de plus mélancolique qu’un pick-up Toyota sans ses grandes lettres noires. Je sens, quand je prononce un nom de marque, que je commets un très léger impair. Que je suis en terrain miné. Que je touche au sacré, exactement. Il existe une instance réglementaire qui interdit qu’on les invoque et qui m’écoute peut-être. La marque c’est le dernier tabou. On a tenté plusieurs fois d’en purifier le monde.
L’auteur William Gibson remarque, dans une interview, que toute la science fiction de son enfance ressemblait à une uchronie marxiste : les marques étaient absentes et il n’existait qu’un seul objet de chaque type. Le cyberpunk, dont il sera l'instigateur, sera une réponse à cette anomalie : le champ visuel y sera envahie par les marques et les états totalitaires des récits primitifs y seront remplacé par des corporations concurrentes. La réforme des marques distributeurs n’a pas vraiment pris et le livre No Logo a rejoint les bibliothèques poussiéreuses des trentenaires en révolte contre Coca Cola — et qui, de plus en plus tentés, aujourd’hui, par la stevia, ne souviennent plus de la dernière fois où ils ont acheté un produit générique.
Le choix de la marque est un choix raffiné. Il suppose qu’on parvient à distinguer deux substances identiques jusque dans leur trame moléculaire. Ce pourrait la croyance en l’existence, volatile, d’une qualité irréductible à la matière elle-même, comme une version renouvelée de la croyance à la transsubstantiation. Acheter un produit de marque ce n’est pas acheter quelque chose d’immatériel, pourtant — ni le sourire cruel du capitalisme qui flotte dans l’espace, ni le fétiche impalpable de la publicité qui contrôle nos vies. C’est acheter, tout au contraire, ce qu’il y a de plus matériel, de plus consistant : ce monde lui-même, en tant que merveilleuse machinerie, en tant qu’usine à produire des formes nouvelles, des textures inédites. Personne n’a jamais acheté 100 euros des chaussures qui n’en valait qu’un seul, personne n’a jamais payé une pomme, une virgule, une étoile plus de mille fois sa valeur réelle. Le symbole est relié à tout un vaste réseau. La marque encrypte un savoir faire, comme les estampilles des anciens ébéniste. La marque est un sceau par lequel l’objet communique avec les forces tellurique de la mondialisation, c’est un signe magique qui lui permet de traverser le canal de Suez et le détroit de Malacca — où qui l’ancre profondément dans le sol d’un terroir industriel. La marque, dans les deux cas, comme fil à plomb ou comme pendule, est un objet terrestre. La marque, c’est le monde entier qu’on achète. C’est un effet de marée à la surface du monde et l’équivalent humanisé d’une force naturelle.
Les voitures, sans leur insignes, ont quelques choses de grossier et d’informe — comme la boue du Golem avant qu’on écrive vérité sur son front. Les marques sont la pointe avancée de notre monde, les petits pyramidion de notre système industriel. La partie la plus précieuse, la plus précisément platonicienne, du moule dont sortent les objets manufacturés. Celle qui garantie leur fini impeccable. Qui les met en contact, par delà leurs particularité, avec un système de production qui recouvre la Terre comme un grand manteau merveilleux. C’est celui-ci, qu’on achète. Une expérience universelle et intime du monde. Un contact prudent avec l’humanité lointaine. Les choses sont assemblées entre elles, forment un immense radeau, et nous sommes emportés avec elles. Le premier âge de la mondialisation était plein d’histoire de pêche miraculeuses de chaussures de marque neuves échouées sur les plages. Plus effrayant, celles qui arrivent depuis quelques mois sur la côte ouest du Canada ont des pieds à l’intérieur.
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