

J'ai découvert le monde fascinant des joueurs de Rollercoaster Tycoon 2.
C’est une peur très maîtrisée mais un effroi fondamental : je connais peu de sensations plus délicieuses que celle d’une grande roue au démarrage, c’est trop lent pour avoir le vertige mais on sent vraiment la décorrélation entre nos pieds et le sol, on est vraiment emporté ailleurs que sur la Terre, sur le pignon suivant de l’aventure humaine, dans une roue spatiale, à la conquête du vide.
Si les arts forains ne procurent pas ce genre de sensations métaphysiques, alors à quoi bon les arts forains, à quoi bon la métaphysique.
J'avais ainsi évoqué il y a quelques mois ce projet d’une montagne russe transformé en machine à mourir : ses occupants seraient accélérés à des vitesses telles que la mort leur serait injectée un peu après l’adrénaline.
Je suis tombé depuis sur beaucoup plus cruel : des montagnes russes sur laquelle on pourrait tout simplement mourir de vieillesse et d’ennui.
Leur concepteur, un certain Marcel Vos, se réjouissait, dans un anglais rendu peut-être un peu lugubre par un accent européen monocorde et indiscernable, d’avoir pulvérisé son précédent record : la durée du tour était ainsi passé de 232 jours à 12 ans, lui même n’en revenait pas et finissait sa vidéo sur une note d’espoir un peu désolée : peut-être arriverait-on un jour à faire mieux, ou pire, mais il ne voyait pas trop comment, il avait cette fois-ci exploité tous les freins, tous les ralentissements, tous les mornes faux-plats accessibles.
J’oublie de dire que tout cela se passe sur YouTube, et dans la communauté restreinte des joueurs de Rollercoaster Tycoon 2, une jeu de simulation de fête foraine sorti en 2002.
Et si ces 12 années correspondaient à la durée réelle du parcours, telle qu’on pourrait le suivre sur notre écran, si on n’avait rien à faire avant 2031, cela correspondait, en temps machine, dans l’univers accéléré de Rollercoaster Tycoon 2, à 30 millions de journées. L’innocente petit figurine animée qui embarquait sous nos yeux allait passer les 82 000 prochaines années de sa vie synthétique à hurler de frayeur — le seul aspect humain du dispositif, ou sa cruauté inexpiable, étant que Chris Sawyer, le développeur du jeu, n’avait naguère pas pensé à y implémenter la mort.
D’une voix blanche, Marcel Vos égrenait par quels miracles d'ingéniosité il était parvenu à un tel résultat. Il avait ainsi exploité ce mécanisme du jeu qui interdit à un train de partir avant que le précédent ait terminé sa section, section à laquelle il a donné la plus grande longueur possible — tout l’espace virtuel était ainsi occupé par un long serpentin à la nature ambiguë, à la fois montagne russe et approximation d’une idéalité mathématique, une courbe de Lebesgue, de Hilbert ou de Peano, compacte et infinie.
J’ai un peu joué, à la fin des années 90, au jeu Theme Park, l’ancêtre de Rollercoaster Tycoon 2, sur un CD-Rom pirate qui comprenait plus de 30 jeux.
La première attraction que j’installais, dans Theme Park, c’était le château gonflable, puis la baraque à frites et le restaurant en forme de burger. Je réinvestissais en général l’argent gagné dans des tasses tournantes et un delphinarium. Mais je n’arrivais jamais à correctement monter les montagnes russes et tout ça finissait en faillite.
Je crois que c’est de là que me vient mon respect absolu pour Marcel Vos.
Je me souviens aussi que pour faire fonctionner le jeu il fallait redescendre d’un niveau en dessous de Windows 95, vers l’interface MS-DOS — un écran noir rempli de caractères incompréhensibles. Presque du langage machine, pour moi.
Et c’est de là, aussi, que me vient mon intérêt pour l’oeuvre de Marcel Vos : de sa capacité à transformer un jeu de gestion en quelque chose de beaucoup plus exigeant, intellectuellement, et de presque méditatif. Car comme le montre une autre vidéo, dans laquelle il a transformé une montagne russe en machine à calculer : il est engagé dans une sorte de quête qui vise à rendre visible les profondeurs logiques de Rollercoaster Tycoon 2 — et peut-être du monde en général.
Ces circuits anormalement sophistiqués qu’ils dessinent, et qui ressemblent, évidemment, à des microprocesseurs, visent ainsi à opérer une boucle parfaite entre la couche physique et la couche logicielle. On n’est plus dans l’univers du jeu, mais dans la grande aventure de la représentation, dans une forme d’art aussi naïve que grandiose.
Si nous devions un jour abandonner ce monde et succomber à la vie éternelle, Marcel Vos, le Gaspard Friedrich des machines, nous aura montré le chemin, le sublime, l'insupportable et périlleux chemin.
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