Les monuments aux morts ont forgé l'imaginaire d'une France éternelle

Cimetière de soldats à Verdun
Cimetière de soldats à Verdun ©Getty - Diana Haronis dianasphotoart.com
Cimetière de soldats à Verdun ©Getty - Diana Haronis dianasphotoart.com
Cimetière de soldats à Verdun ©Getty - Diana Haronis dianasphotoart.com
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Des mégalithes préhistoriques aux monuments aux morts de la Grande Guerre, la France est un pays accroché à ses morts.

J’ai une véritable passion pour les menhirs, les dolmens et les allées couvertes. Je ne peux pas voir un panneau qui m’en annonce un, à droite, à quelques kilomètres, sans aller voir. Quand j’ai acheté un vélo j’ai filé tout droit vers le nord jusqu’à la forêt de Carnelle pour voir la Pierre Turquaise, l’une des plus jolies allées couvertes du Val d’Oise. Quand je suis allée à Sens je me suis prosterné au pied de la Pierre aux Couteaux, un sublime mégalithe de plus de 4 mètres. Quand je me suis rendu à Laval je suis rentré, près de Brecé, dans l’allée couverte du Petit Vieux Sou.

La série est presque infinie, la quête sera toujours incomplète. Je ne recherche rien, ces choses existent à l’état d’intrigue autonome, des petites petites preuves du temps tombées dans les plis du cadastre — des grains de sable oubliés dans une poche. 

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On en faisait autrefois des autels sacrificiels, on les a parfois détruits, parfois remontés de façon hasardeuse. 

On y a gravé des croix, bu des bières et fumé des pétards. 

J’ai du mal à leur attribuer un sens. Il sont des points du paysage, comme les clochers et les châteaux d’eau, des points à relier. Le dessin, à la fin, à chaque fois, représentera la France, et ce sera comme un petit émerveillement mathématique : tous ces tracés aléatoires aboutiront toujours à cette forme identique, à cette drôle de tête au gros nez de Bourbon, à la bouche tombante, au solide cou gascon, à la jolie nuque méditerranéenne et au crâne agité d’ondes phrénologiques — un crâne mal dissimulé derrière les longs cheveux filasses des anciennes lignes de front. 

La France, parcourue en tous sens, hachurée d’autoroutes et de chemin de terre, ressemble à ce jeu enfantin qui consistait, en frottant la mine d’un crayon sur une feuille blanche, à faire apparaître la pièce cachée en dessous d’elle — une pièce de deux francs avec sa semeuse et son hexagone. 

C’est Proust qui a le mieux raconté cette expérience de magie paysagère, en faisant remonter sa vocation littéraire à un texte écrit dans la calèche du docteur Percepied, un texte qui décrivait le défilement, au loin, des deux clochers de Martinville - des clochers saisis en pleine itinérance. 

C’était dans Du côté de chez Swann, en 1913, et 70 ans plus tard le paysage aurait été un peu usé puisqu’il me faudrait, pour retrouver une expérience similaire, que la calèche ait été remplacée par un BX grise remontant vers Paris sur l’autoroute de l’Ouest, et que les clochers de Martinville aient laissé la place aux tours, plus imposantes, de la cathédrale de Chartres. 

L’imaginaire lié à la forme de la France s’était durci, après 1913. Les girouettes des clochers se sont mises à grincer. Les effets de parallaxes chers à Proust sont devenus un cas pratique de trigonométrie réservé à l’usage des artilleurs. 

Les mégalithes abandonnés au hasard, comme des galets sur une serviette, comme des miettes sur une nappe de pique-nique allaient enfin laisser la place à des dizaines de milliers de monuments aux morts.

Le petit poucet de la guerre avait été méticuleux. Aucun village n’avait été oublié. Aucun nom n’avait été omis. Le plus grand projet de land-art qu’on ait jamais vu. Un territoire entier accroché à ses morts. Paralysé par eux. Un pays tenu, comme un cadavre de grenouille, à des millions d’épingle. 

La France était devenue, pour des siècles, une annexe décentralisée de l’ossuaire de Douaumont. Un cadastre de cadavres.

La France éternelle, éternellement liquide et impossible à jamais vraiment retenir entre ses doigts, la France de Proust et de 1913 était devenue, soudain, officielle et stérile, comme ces petits enclos autour des monuments aux mort,  des enclos entourés d’obus gris et seulement hantés, une fois par an, par un clergé républicain. 

Le pays enchanté du Grand Meaulnes, des rives mouillées de la Vivonne ou du duché imaginaire d’Allen, cher à Valery Larbaud, avait été enseveli sous ce gravier patriotique. 

C’est Proust, pourtant, qui devait nous indiquer, in extremis, dans le dernier tome, posthume, de la Recherche du temps perdu, comment faire reprendre vie à ce paysage, comment s’en libérer. 

Il avait en effet imaginé, pendant la guerre, de faire passer soudain Combray de la Beauce fertile à la Champagne ravagée, pour le seul plaisir romanesque d’en bombarder l’église — de la  bombarder comme on retirait une écharde qui nous empêche de marcher, comme on enlèverait les clous dans les mains de ce pays crucifié par la mémoire officielle.