

Quels secrets peuvent bien se transmettre deux présidents, à l'abri des caméras, lors d'une passation de pouvoir ?
La meilleure passation de pouvoir que j’ai vue était si réussie, si bien chorégraphiée qu’elle n’impliquait pas les hommes, mais seulement deux avions. C’était il y a 20 ans dans le film Air Force One. L’avion présidentiel était attaqué et après de nombreuses péripéties le président, joué par Harrison Ford, devait se résoudre à évacuer l’appareil — les terroristes étaient défaits mais Air Force One était irrécupérable.
Les survivants du staff présidentiel passaient les un après les autres, sur une tyrolienne, du Boeing enflammé à l’Hercule C-130 venu à leur secours. Le président s’élançait en dernier. Mais plutôt que de le montrer entrant dans le nouvel appareil, le réalisateur se concentrait alors sur la situation room de la Maison Blanche, et sur l’instant précis où la vice-présidente Glenn Close recevait le message suivant : « Liberty 2-4 a changé d’identité : Liberty 2-4 est devenu Air Force One ».
J’en ai encore des frissons. Je n’avais pas assisté à une cascade mais à une opération de transmutation. Un pays capable de se mettre aussi majestueusement en scène, jusqu’à transformer aussi simplement le premier de ses citoyens en personne sacrée, méritait l’imperium mondial. Le corps sacré du président américain possédait un pouvoir qu’on n’avait pas vu depuis Midas ou depuis les bourbons thaumaturges.
Le seul équivalent de la scène que je connaissais se trouve justement dans les Mémoires de Saint-Simon, quand Louis XIV, après une réunion avec ses ministres, décide d'accéder à la demande des Grands d’Espagne, et d’envoyer son petit fils faire le roi de l’autre côté des Pyrénées : le jeune homme soudain est devenu son égal, et Versailles, a l’instant même où Louis XIV vient saluer le petit dauphin, se retrouve à loger un deuxième roi. Liberty 2-4 est devenu Air Force One et Versailles est devenu l’Escurial.
La formule qui résume le mieux ce genre de majestueux rituel est bien sûr : « le roi est mort, vive le roi. », plus jolie formule de notre vie politique, que les délicates attentions et les obséquieuses vacheries de la cour de l’Elysee parviennent difficilement à égaler : le président sortant restera-t-il sur le perron ou viendra-t-il à la rencontre du nouveau président sur le pavé craquant de la cour, le raccompagnera-t-il ensuite à sa voiture ?
Cela n’est pas passionnant, mais les combinaisons sont infinies et on a même vu récemment une ancienne première dame sortir une chanson pour se venger de ce que le vainqueur ait alors un peu rudoyé son mari : Air Sarko One est devenu pingouin jet. Ce qu’on ne voit pas est cependant le plus intéressant : que se sont-ils dit à l’abri des caméras ? On sait seulement qu’ils se sont transmis les codes de lancement nucléaire, ce qui retient la cérémonie de trop sombrer dans le trivial : le président d’une puissance nucléaire n’a pas forcément beaucoup de pouvoir mais il a un droit de veto sur la vie sur cette Terre.
Mais à moins d’imaginer des codes si robustes qu’il faille près d’une heure pour les dire — Baltique1916 ou Nemo77 ayant été recalés par le haut commandement militaire — il doit rester du temps pour des échanges plus informels. Et c’est là précisément ce qui m’intéresse. On sait, chose rare, ce qu’aurait dit Bush à Obama : les assassinats ciblés par drones il ne faut surtout pas arrêter c’est super, et pour l’Iran, pas d’inquiétude, on a mis au point un virus qui sabote leurs centrifugeuses souterraines, c’est top.
On imagine mal quelque chose d’aussi carré à l’Elysée. C’est le désavantage des puissances moyennes et des nations anciennes : on y est un peu plus pusillanime et faute de pouvoir réel, de leadership mondial à préserver, on a le temps d’être méchant, de faire un peu de politique — je suis certain que Mitterrand a fait un sale coup à Chirac, avec les essais nucléaires, sans doute, et que Chirac s’en est vengé sur Sarkozy. 1500 ans d’histoire et de secrets d’Etat : on n’aurait de toute façon jamais pu tout se dire en une heure, autant s’amuser un peu. À quel moment l’identité du masque de fer s’est-elle perdue ? Et celle des assassins de Ben Barka ?
En fait c’est peut-être cela la fonction des passations de pouvoir : même si les caméras ne filment pas c’est une démonstration de transparence, une preuve irréfutable que les secrets d’Etat n’existent pas, ou qu’ils sont si petits qu’ils tiennent en moins d’une heure.
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