

Avec leur guidon droits perpendiculaire à leur potence, les trottinettes électriques dessinent insolemment dans Paris le T de liberté.
Comme des champignons après la pluie, comme des bleus après l’émeute, comme des fleurs dans la rosée lacrymogène, les trottinettes électriques sont là, tous les matins, bien alignées sur les trottoirs, au lendemain des manifestations hebdomadaires des gilets jaunes.
On les a vu la veille servir à la télé d’armes par destination, on les a vu brûler comme des boucs émissaires.
La première que j’ai vu, ainsi, réduite à l’état de cendre et de squelette, c’était au lendemain de l’acte III, entre la rue La Boétie et le Boulevard Haussmann, devant Saint Augustin, au pied de l’enseigne lumineuse Grand Marnier, célèbre liqueur destinée à faire autrefois flamber les desserts — Paris ressemblait, cet hiver, à une crêpes Suzette avec ses Porsche renversées et ces devantures de banques en contreplaqué trop cuit.
J’ai vu aussi, au fil de mes lamartiniennes déambulations sur l’île aux Cygnes, quantité de carcasses flotter entre deux eaux sur les berges boueuses de la Seine.
J’ai lu des articles sur l’impact écologique désastreux de ce mode de transport : les loueurs perdraient en moyenne une trottinette tous les 50 trajets, rares seraient les modèles à dépasser les 100 kilomètres d’exploitation.
J’ai lu d’autres articles sur le nouveau lumpenprolétariat des trottinettes, des objets de presque 15 kilos dont des salariés indépendants débarrassaient les rues, à la nuit tombée, pour les mettre à charger pendant la nuit — j’ai souvent vu passer ces nouveaux esclaves de la régulation du stock avancer difficilement sur trois ou quatre trottinettes disposées en équilibre.
J’ai vu passer dans mon fil Twitter des messages sponsorisés par des assureurs qui mettaient en scène des crashs tests inquiétants.
Je me suis souvent fait insulter, parfois à raison, pour avoir roulé à contresens ou évité des pavés désagréables en montant sur un trottoir bondé.
Mais mon plaisir est à chaque fois intact quand je m’élance : c’est le mode de transport le plus immédiatement jouissif que je connaisse — même si passé le kilomètre c’est son inconfort qui domine.
Je suis déjà nostalgique des premiers modèles, bridés à 30 kilomètres, quand les nouveaux ne dépassent pas les 25. Je suis inquiet aussi des inquiétudes de la mairie et j’ai peur, comme à Nantes, qu’on confisque subitement mon nouveau jouet.
Avec leurs guidons droits perpendiculaires à leur potence, les trottinettes électriques dessinent insolemment dans Paris le T de liberté.
Le libéralisme joue là, sans doute, une partie dangereuse, et s’est faufilé nuitamment dans les vides de la réglementation routière existante.
Mais je ressens une admiration pour cet élan toujours recommencé, pour cette quête incessante de l’opportunité économique.
Paris peut brûler toutes les nuits, on retrouve, tous les matins, ces trottinettes en libre-service bien alignées sur les trottoirs, à la sortie de métro, face à la Tour Eiffel, par la main invisible.
J’ai décompté 10 services différents : c’est presque aussi beau qu’en 1910, aux premiers temps de l’automobile ou de l’aviation — le spectacle merveilleux de la concurrence libre.
Il y a les Lime vertes et blanches au joyeux carillon de 9 notes, les Birds noirs et blanches, autrefois plus nerveuses, mais un peu lourdes depuis qu’on en a élargi le plateau pour permettre aux amoureux de traverser la ville enlacée — toutes deux venues de Californie.
Il y a les Bolt estoniennes, mais à capitaux chinois et à gros tubes verts clairs.
Les plus belles, avec leurs tubes effilés jaunes et roses, ou bleus et jaunes, sont mises à la disposition du public par la start-up Dott, tout droit sortie de la station F.
Les Hive, vertes fluos, sont opérées par une co-entreprise détenue par Daimler et BMW.
Les Wind, turquoise, viennent également d’Allemagne, de même que les Tier, vert pâles — c’est le même Tier qu’on entend dans le sloterdijkien Tiergarten.
Les Voi, à l’étonnante couleur saumon, sont logiquement suédoises.
Les Flash, seuls modèles équipés de suspension avant et au logo orange et pointilliste, sont opérés par le fabricant Segway, lui-même détenu par le Chinois Ninebot, et semblent témoigner d’une volonté d’intégration verticale, quand c’est le désir d’intégration horizontale qui a dû décider le géant des VTC Uber à se lancer à son tour, avec des trottinettes aux potences rouges vifs : les Jump.
Je crois que je n’en oublie aucune : je voulais saluer, avant les inévitables concentrations, faillites et interdictions, cette ultime efflorescence capitaliste et libérale dans nos villes agitées, par ailleurs, par de puissantes vagues illibérales, et témoigner de ce que Paris, pendant ce dernier semestre, n’a pas été unanimement de couleur jaune, et que la France a conservé la confiance des marchés.
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