Les utopies

Illustration pour L'Île mystérieuse de Jules Verne
Illustration pour L'Île mystérieuse de Jules Verne ©Getty - De Agostini Picture Library
Illustration pour L'Île mystérieuse de Jules Verne ©Getty - De Agostini Picture Library
Illustration pour L'Île mystérieuse de Jules Verne ©Getty - De Agostini Picture Library
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Je ne peux pas me retrouver plus d’un quart d'heure dans une pièce avec plusieurs personnes sans imaginer qu’un sort quelconque va nous retenir prisonnier ici pour un nombre indéfini d’année.

Je ne peux pas me retrouver plus d’un quart d’heure dans une pièce avec plusieurs personnes sans imaginer qu’un sort quelconque va nous retenir prisonnier ici pour un nombre indéfini d’années.

C’est un jeu plutôt libre, il y assez peu de règles.

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Le cannibalisme est en général exclu, il y a toujours une sorte de ravitaillement. La sexualité est possible, mais c’est en général moins une affaire de tension érotique qu’une obligation liée à la survie de l’espèce — il se pourrait, dans certaines variantes extrêmistes du jeu, que nous soyons les derniers humains encore en vie. 

Je me demande plus trivialement si la pièce sera assez grande, comme une cour de prison, pour faire un peu de sport, s’il sera possible de transformer les tables en engins de musculation. 

Plus crucial je suis aussi à la recherche d’une bibliothèque : le moindre livre qui traîne est un petit miracle, le moindre plan d’évacuation un trésor d’exotisme, l’affichette « Réagir en cas d’attaque terroriste » dépasse au marché noir la valeur d’un original d’Hergé. 

Combien de temps la vie sera possible ainsi ?

Je finis toujours par compter le nombre de dalles qu’il y a au plafond : il s’agit en général de les réutiliser pour monter des cloisons et pour préserver quelques espaces d’intimité. 

Ou bien c’est parce que l’utopie de la chambre close a rapidement dégénéré et que j’ai besoin d’une prison. 

Je réalise que n’ai jamais joué à ce jeu innocemment. 

Passés un jour ou deux, les choses sérieuses commencent : une lutte implacable pour le pouvoir suprême. 

Je me suis parfois imaginé vainqueur.

Je me suis parfois retrouvé en prison. 

J’ai essayé, aussi, la position intermédiaire : à la fois traître et résistant, courtisan et rebelle, je devenais le chroniqueur de la pièce, l’historiographe du micro-régime. 

Bien avant de découvrir la théorie de René Girard sur le bouc-émissaire — la paix civile obtenu par le massacre d’un innocent chargé comme un paratonnerre de toutes les passions mauvaises — j’ai toujours envisagé la possibilité du meurtre politique. Façon de signifier soudain que le jeu était sérieux et que la politique était fondée, en dernier lieu, sur des choix de vie et de mort. 

Je crois que je ne me suis jamais remis du sacrifice de l’enfant obèse dans Sa Majesté des Mouches. 

Mais pour être tout à fait honnête, mes compétences sociales, qui se limitent souvent en réunion à faire quelques blagues et à chercher des yeux qui en fera aussi pour être le premier à en rire, font de moi un citoyen plutôt contre-productif, et souvent un troll authentique — un excellent candidat au sacrifice, ou le seul ministre heureux du quinquennat de Hollande. 

Le caractère pessimiste de cette utopie politique est heureusement contrebalancé par une autre expérience de pensé familière : j’imagine que je suis lâché en pleine préhistoire.

L’inspiration vient encore une fois d’un récit insulaire, mais cette fois plus optimiste : dans L'île mystérieuse, Jules Vernes embarque une micro-société, composée de cinq personnages, dans un ballon qui s’écrase sur une île inconnue. 

L’un des passagers est heureusement un ingénieur, et ses connaissances accumulées vont permettre aux naufragés des airs de domestiquer la nature sauvage, et de déployer tout l’arbre des technologies, jusqu’à installer un ascenseur dans la grotte qui leur sert de refuge. Jules Verne nous a d’ailleurs donné la meilleure métaphore de cet arbre grandiose et inarrêtable, avec ce grain de blé retrouvé dans la poche d’un gilet, qui va donner naissance à un épi, puis à un champ entier : bien conduit, le processus civilisationnel est inarrêtable. 

Mes connaissances, à peine plus grosse que ce grain de blé, suffisent sans doute pour faire de moi un être quasi-messianique.

Vais-je, comme l’ingénieur de Verne, leur révéler le potentiel explosif du salpêtre ? Vais-je évoquer l’atome ? 

Mais même en restant dans le cadre du pacifisme le plus strict, est-ce que je ne représente pas une menace luciférienne ?

On s’extasie souvent de ce qu’Archimède, Hieron d’Alexandrie ou Léonard de Vinci aient tout inventé avec plusieurs siècles d’avance. On remarque moins que leurs contemporains, dans leur obscure sagesse, ont rarement permis à ces inventions de dépasser le stade de prototype.

La prudence voudrait que là aussi, je sois rapidement mis à mort.

L’ombre de René Girard, qui liait, en la personne du Christ, destin sacrificiel et destin messianique, plane aussi sur cette utopie mégalomane.

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