

J'ai longtemps cru être un incurable timide. C'était avant que je rencontre mon Michel Onfray intérieur et que je développe un goût paradoxal pour la parole publique. J'entretiens depuis avec ce philosophe un rapport paranoïaque.
À la sortie de mon premier roman, invité un peu partout, j’avais découvert en quelques semaines que j’adorais parler en public. Je me tenais jusque là pour une personne excessivement timide : mes premières prises de parole en public avaient en effet été catastrophiques. Ainsi de la fois où, dans la librairie où je travaillais, et alors que Charles Dantzig avait expliqué, en esthète, que le beau et le vrai étaient incommensurables — c’était insupportable pour l’étudiant en métaphysique, pour le petit platonicien que j’étais alors — j’avais vivement protesté, depuis la caisse, où je me tenais en retrait. Et je me vois encore bafouiller et rougir de mon audace juvénile.
Je devais, quelques années plus tard, intervenir sur Europe 1 pour évoquer Houellebecq, à qui je venais de consacrer mon premier livre : je n’avais jamais imaginé, attendant mon intervention, qu’il soit possible de boire autant d’eau, et d’avoir en même temps la bouche aussi sèche — je ne me rappelle encore que de l’atroce sensation, et n’ai aucun souvenir de ce que j’avais bien pu réussir à articuler.
Je me souviendrai en revanche toujours du visage de cette femme, la mère d’un de mes camarades de collège, la bouche paralysée par le trac à une représentation amateur d’une opérette d’Offenbach, car j’ai longtemps cru que tel serait un jour mon destin. Et j’admirais, devant l’"Heure de vérité", ces têtes articulées de ministres capables de répondre, avec une précision d’ébéniste, à des questions à tiroir sur le chômage de masse.
La publication de mon premier roman a levé cette malédiction — au point qu’à ma vingtième intervention publique, je n’étais pas certain de ne pas me trouver, comme ma consœur Aurélie Filippetti, directement ministrable : j’avais découvert que j’adorais, plus que tout, m’exprimer en public et donner mon avis sur tout, en commençant prudemment par le domaine abordé pour mieux finir par m’exprimer, du ton de la confidence, sur le destin de l’univers.
À chaque fois que j’ouvrais la bouche, et même quand j’étais seul sur scène — surtout si j’étais seul — c’était tout un talk show qui commençait pour moi. Le goût de la parole publique : c’est le châtiment merveilleusement pervers que notre société réserve parfois aux grands timides.
Et c’est ainsi que j’ai rencontré Michel Onfray, mon animal totem.
Je le connaissais un peu, de loin en loin. Je l’avais ainsi découvert sur cette antenne dans les années 90, à l’époque où il tentait de réhabiliter Diogène et le cynisme — et je m’étais étonné que sur une heure d’émission, il avait passé un bon tiers à se plaindre qu’on ne le l’invite jamais. Rien n'avait changé, sur ce point, quand nous nous sommes rencontrés sur la scène d’un théâtre de Bordeaux, 20 ans plus tard, en compagnie de tout un panel d’intellectuels.
Forcé enfin d’admettre qu’il avait finalement plutôt bien réussi — ancien libraire, je pouvais l’attester, j’avais vendu, par exemple, son livre contre Freud par centaine à des psychanalystes courroucés — il avait imaginé une improbable stratégie pour râler encore, se rajeunissant de 30 ans, et tentant, c’était la saynète qu’il improvisait devant nous, de re-vendre Le ventre des philosophes, son premier livre, à son éditeur — lequel immanquablement refusait : la chance qu’il avait su saisir en 1989 s’était ainsi évanouie, en 2016. CQFD. L’édition était devenue méchante, libérale, maastrichtienne, et commettait l’erreur, dans ce petit précis d’histoire intellectuelle contrefactuelle, de le décourager au berceau, lui, l’un des plus gros vendeurs de livres de philosophie de tous les temps, le Bruce Springsteen de la philosophie française.
C’était quand même un peu délirant : même Rousseau aurait été choqué, je crois, par ce récit paranoïaque. Et pourtant, j’ai pour Michel Onfray un respect authentique.
Ces 30 ou 40 000 signes qu’il se targue d’écrire tous les jours, ces livres qu’il dévore, même si c’est pour mieux dévorer leur auteur, forcément coupable à ses yeux, s’il a connu un temps la gloire médiatique, cela m’impressionne. Le voir en loge — sinon en toge — dans un documentaire, vider un litre et demi de Cristalline en relisant ses notes, avant de monter sur scène, cela m’a ému.
Mon Michel Onfray intérieur existe, et il se réveille à chaque fois que je parle en public, depuis ce jour prophétique où, dans une librairie de Montmartre, presque à la verticale du puits infini de la station Abbesse, une pythie m’annonça, alors que je venais d’exposer l’intrigue métaphysique de mon premier roman, que je lui avais fait penser au jeune Michel Onfray.
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