Mon voyage d'hiver : l'Allemagne ou le Moyen Âge comme nation

Le château de Sarrebruck en Allemagne
Le château de Sarrebruck en Allemagne ©Getty -  Westend61
Le château de Sarrebruck en Allemagne ©Getty - Westend61
Le château de Sarrebruck en Allemagne ©Getty - Westend61
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J'ai passé quelques heures à Sarrebruck, comme un éphémère voyage dans le temps. J'ai tiré de ce moment l'impression que l'Allemagne est plus qu'un pays : c'est le continent du Moyen Âge, celui d'un temps médiéval, harmonieux et régulier.

J’ai effectué un court voyage en Allemagne : devant la centième maison à toit pentu, la dixième échoppe bien tenue, la troisième église en pierres sombres, devant les pierres tombales en grès rouge et à caractère arrondis du cimetière, j’ai une révélation très nette : l’Allemagne ce n’est pas un pays, c’est un continent géographique, et ce continent c’est le Moyen Âge. Un Moyen Âge à ce point idéalisé qu’il a fini par tenir lieu de constitution secrète à la nation rhénane. 

Le Moyen Âge comme nation : l’idée que toutes les choses, bien faites, s’emboîtent gracieusement. 

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Le Moyen Âge comme nation : un sentiment d’achèvement, des fenêtres bien peintes aux pelouses bien propres, un sentiment de grâce permanente, si la grâce était quelque chose de fade et de monotone — une sorte de régularité concédée à la vie bonne, de régularité comme récompense : si vous tenez bien vos maisons vous aurez à la fin de belles pierres tombales, et des Audis entre les deux. 

Le Moyen Âge comme nation : l’idée d’un achèvement quelconque de l’Occident dans les rues du premier bourg venu, d’un paradis modeste pour urbanistes prudents — non seulement tous les feux tricolores fonctionnaient à Sarrebruck, mais même leurs signaux sonores, système de redondance destiné aux aveugles, tintait impeccablement dans la petite ville : mais d’aveugles, je n’en ai pas vu un seul, comme si ces tintements étaient là seulement pour en éterniser le souvenir médiéval. Je n’ai pas vu d’enfant non plus, d’ailleurs, et même pas un cri en passant devant un Gymnasium : pas d’enfants, comme dans le conte médiéval du joueur de flûte de Hamelin. 

Et médiévale encore était l’énorme farce posée au milieu de la ville : la Sarre, longtemps occupée par les troupes françaises, devait finalement voter en 1935 son rattachement au Reich, et se voir offrir pour l’occasion, par le Führer, un très élégant théâtre néoclassique dessiné par Speer. Je pourrais longuement décrire ses aspects palladiens mais je préfère faire court : ce bâtiment à la forme d’un gigantesque oups. 

Un oups d’autant plus visible que la guerre en avait nettoyé les abords. Et comme partout en Allemagne ces quartiers détruits et déblayés par les bombardements aériens, et reconstruits après-guerre, malgré la modernité de leurs immeubles et la rationalité pleine de vide de leur plan, ont gardé quelque chose des anciennes places médiévales — la foire annuelle qui s’y tenait a seulement été remplacée par des magasins d'électronique, des librairies géantes et des supermarchés bio. 

J’ai acheté un bretzel et je suis rentré dans un magasin Lego, où m’attendait la maquette d’une pelleteuse pneumatique Liebherr, aussi grise que mon bretzel était salé : j’étais bien en Allemagne.

J’associe d’ailleurs, depuis ma visite au musée de la Renaissance d’Ecouen, l’Allemagne à ce genre de prouesses technologiques miniatures : on trouve là-bas la nef de Charles Quint, un galion mécanique d’une sophistication presque inimaginable, assemblé à la Renaissance par un horloger souabe. Mais plus impressionnant encore est le banc à tréfilé d’Auguste de Saxe — il est vertigineux de se dire qu’une simple machine-outil ait pu un jour être aussi belle que celle-là : c’est la Joconde des machines.

Je pense cependant qu’on se tromperait en parlant, pour l’Allemagne, de Renaissance — même pour cette Allemagne là, qui est aussi celle des gravures de Dürer : aucun monde nouveau n’est annoncé ici, mais seulement le perfectionnement infini, et presque orientalisant, du monde médiéval. L’acier damassé de cette machine, ces lointains de Dürer qui pourraient illustrer les contes de Milles et une nuits, c’est la vision éternisée d’un Moyen Âge qui serait si parfait qu’il aurait pu ne jamais finir.

Goethe lui-même, le génie parfait des Allemands, n’est pas un homme des Lumières, ou bien pas de celles que l’on croit : ses lumières sont celles de la Renaissance cistercienne, d’un fantasme retrouvé d’unité organique et charnelle de l’homme avec le monde. 

Je me disais tout ça, dans la petite ville frontalière et un peu ingrate de Sarrebruck, quand j’ai regardé le nom de la rue : j’étais dans la Martin-Luther-Strasse. 

Il y avait bien eu une renaissance en Allemagne : c’était la réforme luthérienne.

Mais j’ai eu comme un doute, sur la chronologie communément admise, qui fait de la Contre-Réforme une réponse à la Réforme. Et si Luther n’était pas, plutôt, la réaction de l’Allemagne à un risque imminent, et plus terrifiant encore que tous les feux du ciel plus tard déversés sur les villes d’Allemagne pendant l’opération Gomorrhe — le risque terrifiant d’une modernisation soudaine, d’une victoire imprévue, et tardive de l’évêque de Rome, qui impliquerait la dissolution rapide des derniers fiefs de l’Europe médiévale ? 

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