New-York

USA, New York State, New York City, vue aérienne de la ville
USA, New York State, New York City, vue aérienne de la ville ©Getty - Tetra Images
USA, New York State, New York City, vue aérienne de la ville ©Getty - Tetra Images
USA, New York State, New York City, vue aérienne de la ville ©Getty - Tetra Images
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New-York n’a pas escaladé le ciel, au XXe siècle, elle s’est refermée comme une plante carnivore.

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Les Experts ont longtemps été ma série préférée. C’est du porno puritain : il y a du sperme partout mais les méchants sont immanquablement punis. Je préférais en général Les Experts Miami ou Les experts Las Vegas aux Experts Manhattan. Mais les deux scènes qui m’ont le plus marqué se passaient à Manhattan. 

Dans la première, un squelette était découvert, à l’occasion de la percée, titanesque, d’une nouvelle ligne de métro, sans doute le prolongement de la ligne Q.  Les ossements gisaient à même le socle métamorphique de la ville, moins au fond d’un tunnel que directement dans la moraine d’un ancien glacier. Il aurait pu s’agir d’un proto-américain, du tout premier habitant de Manhattan.

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Dans mon autre scène préférée, le chef de l’unité scientifique de la police de Manhattan ouvrait un placard et en ressortait un ballon de baudruche. On apprenait qu’il avait été gonflé un peu avant le 11 septembre, et qu’il retenait le dernier souffle de sa femme disparue. 

C’était particulièrement émouvant. Ça l’était aussi car on sait, depuis Friends ou Sex and the City, et malgré leur absence de quatrième mur, que les appartements new-yorkais sont tous petits, et qu’il fallait à notre héros un amour illimité pour sacrifier ainsi un volume d’espace inutile. La chose se décomposerait lentement, symboliquement, molécules après molécules, et l’impression que cela donnait était que la ville était pleine de mystères identiques, de vies fanées et de reliques. 

Les murs des appartements new-yorkais, dans les séries, ont d’ailleurs souvent quelque chose de jauni, d’un peu verdâtre. Les séries elles-mêmes ont quelque chose de légèrement passé. Prisonnier de la volière calatravienne d’un aéroport immaculé, Tom Hanks regarde avec nostalgie, dans Le Terminal, la jaquette d’un DVD de Friends, et c’est le moment le plus bouleversant du film — l’un des plus mauvais Spielberg, pourtant. Nous sommes en 2004, la série vient tout juste de s’arrêter, mais Phoebe, Chandler, Joey, Ross, Monica et Rachel sont déjà des spectres pâlis, des fantômes du New-York de notre mémoire. 

Les énormes combinés sans fils de Seinfeld sont presque douloureux à revoir, comme les pulls XXL de Jerry. On dit souvent que New-York n’est pas une ville américaine, mais une ville européenne. Cela tient sans doute à ce rapport au temps. Les choses ici sont patinées par l’air salé de la mer et les magnétoscope.

Sur la première photo aérienne de Manhattan, prise d’un ballon en 1906, la ville est encore basse, mais toute hérissée de docks piquants et cosmopolites. New-York n’a pas escaladé le ciel, au XXe siècle, elle s’est refermée comme une plante carnivore. Longtemps, les Américains ont été des hommes nouveaux, des prototypes, des cowboys sans histoires, des californiens sans hivers. Les New-Yorkais sont eux prisonniers de leur île, de leur histoire et de leur culture urbaine exacerbée — ni tout à fait une utopie, ni tout à fait une décadence. 

Je suis tombé sur une archive de Derrida à la télévision américaine. La journaliste lui demande ce qu’il pense de Seinfeld, la sitcom, déjà classique, qui a érigé l’ironie et la frivolité, explique-t-elle, en oeuvre d’art totale, en drame existentiel permanent — la question de l’existence de Dieu n’y est pas plus importante que de savoir quel message laisser sur un répondeur.

Derrida répond, un peu vexé, que la déconstruction telle qu’il l’entend ne produit pas de sitcom. Il suggère ensuite aux américains d’arrêter de regarder la télé et de se mettre à lire. Il n’est pas très à l’aise, en fait. Il a l’air d’un barbare qui voudrait détruire ce miracle dans la civilisation qu’aura été la frivolité new-yorkaise — et je pense qu’il le sait.

La série la plus new-yorkaise du moment, Master of None, bien que les minorités n’y soit plus les mêmes, que les Juifs et les Italiens de Seinfeld aient été remplacés par des Indiens et des lesbiennes, et que les pulls et les téléphones aient retrouvés une taille raisonnable, est encore un monument de frivolité. Dev, le héros, ne fait que manger et parler, et c’est pourtant, sur tous les grands thèmes contemporains, d’une profondeur redoutable, d’un progressisme contagieux.

Je ne suis jamais allé à New-York mais je crois que le cadavre du tunnel des Experts Manhattan m’a spécialement touché car j’y ai reconnu notre ancêtre commun, la Lucy des modernes, le new-yorkais universel.

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