Notre vie est un jeu de plateau

Jeau de d'échec géant
Jeau de d'échec géant ©Getty - Dimitri Otis
Jeau de d'échec géant ©Getty - Dimitri Otis
Jeau de d'échec géant ©Getty - Dimitri Otis
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Si nous voulions connaître notre destin, la seule chose que nous puissions faire, c’était de jouer sérieusement notre vie.

Je peux encore refaire de mémoire le parcours de Tricky Bille, le meilleur jeu auquel j’ai joué enfant. D’abord la bille s’élançait sur un long pont de corde, qui cassait en zig-zag : si on accordait ceux-ci aux mouvements de la bille, on traversait sans encombre. Un aimant nous emportait ensuite jusqu'à un rail métallique dont on contrôlait l’écartement pour accélérer la bille tout en la retenant. De là on passait à un plateau mobile à deux sorties, l’une étant fatale, l’autre abouchant sur des sortes de pas japonais qui faisaient remonter la bille, via un cerceau enflammé, jusqu’à un labyrinthe orange — la bille était dès lors provisoirement invisible et seulement accordée aux mouvements de notre main. Si on échappait à l’impasse terminale, on pivotait, sur un morceau de plastique imité du bois, jusqu’à une catapulte rouge qui nous envoyait frapper contre une petit cloche — on pouvait alors arrêter le bruit de grignotement du compteur mécanique. 

Le jeu appartenait à mon cousin et son père en possédait une version épurée, en bois clair, qui présentait pour moi beaucoup moins d’attrait : la bille en acier circulait dans un labyrinthe sobre, parsemé de trou et mis en mouvement par deux molettes noirs. 

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Kierkergaard, Indiana Jones et Marble Madness

L’inspiration kierkegaardienne était évidente, cette fine planche de bois nous retenait d’une chute irréversible dans le néant, et la chose était bien d’une belle netteté luthérienne et danoise, mais l’ensemble manquait de cet exotisme à la Indiana Jones qui faisait le charme de Tricky Bille — de même avec ce portage du jeu sur Gameboy, le glaçant Marble Madness qui peinait, de par sa sobriété même, à nous passionner vraiment : le monde du jeu ne pouvait se réduire à l’action épurée d’un seul mécanisme, nous avions besoin de tout un décorum, d’une raison d’y croire supérieur à cet écran métaphysique.

Je m’étais fait la remarque un jour en jouant à la bataille, sans doute le premier jeu que j’ai appris : tout le déroulement de la partie se tient, ramassé et définitif, dans la façon dont les deux paquets de cartes, le paquet rouge et le paquet noir, sont agencés : le fait de jouer ne changera rien à l’ordre déterministe des choses — le hasard était nul, mais notre connaissance de l’issue du combat demandait qu’on joue une partie entière pour connaître le gagnant : il y avait là un paradoxe qui m’enchantait, l’idée que le déterminisme le plus pur pouvait s’accompagner d’un déficit d’information tel qu’il ressemblait à la liberté — et que si nous voulions connaître notre destin, la seule chose que nous puissions faire, c’était de jouer sérieusement notre vie.

J’étais cependant subjugué aussi par des jeux aux implications métaphysiques plus basses, comme ce jeu de dé en trois dimension appelé Attrap'Souris, qui consistait à assembler un gigantesque piège de plastique au dessus de la malheureuse souris perdante, ou par la gigantesque carte en relief du jeu L’île infernale, dans lequel une idole monstrueuse crachait sur les joueurs des boules de laves — le jeu complet se négocie aujourd’hui autour de 150 euros sur eBay : ma génération semble avoir fétichisé outre mesure cette parodie de fétichisme. 

C’était en tout cas la première fois qu’un jeu de plateau était destructible : les billes de laves emportaient avec elle les frêles pont en bois jetés en travers les vallées volcanique : le jeu exauçait ainsi une promesse de chaos entrevue dans cette publicité pour la porte des enfers des Maître de l’univers qui déversait du slime verdâtre par un tête de mort sur quiconque la franchissait. 

Les petits chevaux et le poids écrasant de la liberté

Mon jeu préféré jouait cependant encore avec l’idée de déterminisme : il s’agissait des petits chevaux, et de leur impossible parcours en croix, qui exigeait un usage immodéré de la chance pour parvenir à faire enfin passer ses quatre chevaux de l’écurie au centre étoilé du plateau : contrairement à la bataille, le jeu de hasard s’accompagnait ici d’un peu de stratégie, on devait décider si on les jouait tous ensemble ou si on faisait avancer nos chevaux les uns après les autres.

Ni les échec ou les dames ne m’ont responsabilisé à ce point sur le poids écrasant de mes décisions libres. 

Seul peut-être le Jeu de l’oie, avec la terrifiante configuration de la case du puits — cette écurie dont aucun cheval ne sortira plus jamais, à moins qu’un autre pion vienne y prendre notre place, donnant à ce piège l’aspect d’une malédiction infinie dont aucune image de trou noir n’a jamais réussi à égaler l’horreur brute.