J’étais venu sur Twitter, comme Rousseau, pour me reposer des hommes en regardant le doux ressac de l’eau.
Il existe un équivalent numérique de la poussière, un vieillissement paradoxal de nos terminaux sous cloches de verre.
Cela est peut être dû, comme avec les sondes spatiales qu’on doit équiper avec une informatique redondante qui retarde presque de 20 ans — une PlayStation 1 dans le robot New Horizon — aux particules du vent solaire qui s’introduisent, comme du sable, sous les portes logiques de leurs processeurs.
Il m’arrive de ressentir certaines de ces perturbations stellaires. Un matin mon iPhone mettra quelque millisecondes de plus à rafraîchir une page, ma montre à détecter le mouvement de mon bras.
L’immatériel pèse soudainement trop lourd.
Cela vient sans doute aussi de la dégradation du code lui-même, de son épaississement bizarre.
On me recommandait autrefois de frotter le verre de ma première Casio avec du dentifrice pour en atténuer les rayures. Je m’exécute encore en téléchargeant dès que je peux la dernière mise à jour.
Mais le ralentissement semble inéluctable : autrefois, un infime grincement de mon disque dur, aujourd’hui une chaleur anormale sous mes doigts, autrefois de la poussière coincée dans mon ventilateur, aujourd’hui des 0 et des 1 formant un schibboleth imprononçable.
Mais il est d’autres fois, plus subtiles, où c’est mon cerveau, je le sens, qui représente l’obstacle.
J’effectue en général la mise à jour demandée, je m’adapte à mon nouvel environnement numérique.
Ceux qui ont connu les heures héroïques de Facebook s’en souviennent : Georges W. Bush était encore président des Etats-Unis et il fallait télécharger l’extension wall pour permettre à ses amis de publier du contenu sur sa page, puis l’extension superwall, si on voulait qu’ils y déposent des vidéos.
Il n’existait pas alors de code déontologique clair et la chose s’est retrouvée à rapidement représenter une menace pour son intégrité numérique — mais on s’est adapté, en faisant discrètement savoir aux auteurs de telles intrusions qu’elles étaient déplaisantes.
Il est singulier, d’ailleurs, qu’on l’ait laissé faire avec la publicité.
La mise à jour de trop, pour moi, a été l’arrivée ultérieure d’une certaine opacité algorithmique, un reclassement systématique des posts dans un ordre sensé fournir à mon cerveau la plus grande quantité de dopamine.
Il m’a fallu alors faire une rapide introspection : ou bien j’étais devenu méchant, ou bien Facebook voulait m’inciter à l’être, car à partir de ce jour, je ne suis plus allé sur Facebook que pour haïr les gens.
C’était peut-être, si je suis parfaitement honnête, mon intention initiale : retrouver la personne qui m’avait humilié quand j’avais 14 ans et contempler sa vie mesquine et misérable.
Je lui devais beaucoup, à cette personne, j’avais laissé échapper, ce jour-là, dans la cour de mon collège, ces mots définitifs : “je me vengerai”.
Ce jour était ainsi venu. Sauf que j’avais oublié son nom.
Facebook allait heureusement me fournir de nouveaux ennemis en faisant inlassablement remonter, pendant les derniers mois où je l’avais fréquenté, les plus sensibles des posts de mes connaissances.
Au début, cela a marché : j’étais vraiment accroché. Je ne pensais pas que celui-ci était aussi con, ni celle-là encore plus. Je n’allais plus que sur Facebook que pour m’en assurer. Un petit musée personnel des pathologies politiques et mentales de mon entourage élargi.
Au début, bien sur, c’était drôle. Mais cela s’est avéré très vite d’une misanthropie abominable. Alors j’ai quitté Facebook. C’était sans incidence, puisque j’avais Twitter. Twitter et son algorithme éprouvé, vieux comme le monde et d’une simplicité inimitable : le temps lui-même. Les tweets étaient classés par ordre chronologique.
Mais à son tour la plateforme a évolué. J’ai vu remonter des tweets que j’aurais pu manquer, l’information était soudain mise en scène, éditorialisée.
J’étais venu sur Twitter, comme Rousseau, pour me reposer des hommes en regardant le doux ressac de l’eau.
Mais l'algorithme avait trouvé le moyen, en influant subtilement sur le rythme des vagues, de monter de toutes pièces des tsunamis virtuels.
C’est à l’occasion d’une polémique récente sur le glyphosate que je m’en suis rendu compte en voyant la molécule sortir soudain de l’eau comme le monstre du Loch Ness, et envahir mon fil, dans des messages que leur auteur concluait bizarrement par des “voilà, bisous” étrangement agressifs.
Et si j’ai la paresseuse faiblesse de ne rien penser du glyphosate, j’ai compris soudain que si l’ironie était une excellente arme individuelle, elle était, quand elle devenait la rhétorique par défaut des sociétés électroniques, la façon la plus certaine qu’avaient trouvé celle-ci de s’empoisonner.
“voilà, bisous” : c’était le refus obstiné de tout débat ultérieur, c’était le baiser de la mort des démocrates à la démocratie.
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