Proust a rendu intuitives les équations d’Einstein

Trou de ver
Trou de ver ©Getty - KTSDESIGN/SCIENCE PHOTO LIBRARY
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La physique, comme les bons romans, est un travail de la mémoire : on prend des mesures comme on se souvient des choses.

Je suis d’accord, fondamentalement, avec la théorie kantienne qui fait de l’espace la forme a priori de la sensibilité : une sorte de grille neuronale collante dans laquelle on attrape les mouches de la réalité. J’aurais même tendance à aller plus loin et à faire de l’espace la forme a priori de la totalité de mes représentations mentales : je ne vois rien qui serait trop abstrait pour ne pas tenir sur la toile, il y a dans toute pensée, aussi générale soit elle, un effort d’imagination qui vient tordre la toile, en pousser ses limites, modifier sa structure. 

Le plus grand charme de La recherche du temps perdu est d’échouer ainsi à être une œuvre abstraite. L’ambition théorique de cet écrivain qui envoyait ses amis suivre pour lui les conférences d’Einstein n’en est pas moins élevée, mais l’intrigue principale du livre est peut-être la suivante : aussi précise que soient les théories physiques, celle ci ne seront jamais qu’un pliage un peu particulier de la toile de notre intuition sensible. Une déformation de celle-ci, au même titre que les souvenirs — la physique, comme les bons romans, est un travail de la mémoire. On prend des mesures comme on se souvient des choses.

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J’avais eu cette intuition, la première fois que j’avais lu La recherche du temps perdu : quelque chose se tordait, s’imprimait ici comme sur les draps déformés des images bien connues de vulgarisation de la relativité générale. 

L'expérience proustienne de la réminiscence, quand toute l’épaisseur du temps plonge et disparaît dans l'occurrence unique d’une sensation intemporelle m’avait évoqué, outre la structure capitonnée d’un fauteuil anglais, l’image einsteinienne d’un trou noir qui déboucherait sur un trou de ver. 

Je ne peux m’empêcher de penser, en fait, que les milliers de pages de La recherche du temps perdu ne sont qu’un certain développement, onctueux et cérébral, imagé et méditatif, du célèbre E= MC^2. 

Dans une oeuvre à la prétention souvent moquée, Bergson a tenté, lui aussi, quelque chose de cet autre : réconcilier sa théorie intuitive du temps avec les conclusions contre-intuitive d’Einstein. 

Je ne suis pas compétent mais je me demande si Proust n’a pas réussi là où Bergson avait échoué : il a rendu intuitives les équations d’Einstein, il a rendu comestible la relativité du temps.

Le génie de Proust, son génie kantien, c’est d’avoir compris qu’il n’y avait que des images, dans les filets de l’espace-temps, des images et leurs transformations, libres ou homothétiques, par l’imagination — la plus haute de nos faculté. Une machine à étirer, à mélanger, à tisser ensemble l’espace et le temps, ces formes a priori et unique de l’intuition sensible. 

J’aurais cependant une objection intime à tout cela.

Je ne sais pas si je suis le seul à ressentir cela, si cela relève d’une dysfonctionnement de mon cerveau, mais je ne possède pas une, mais deux façons d’ordonner les phénomènes dans l’espace. 

Je l’avais remarqué très jeune  : certain de mes souvenirs, dans la maison de ma grand-mère, dans les rues de mon village d’enfance, ne se trouvent pas au même endroit que les autres. Les lieux sont identiques mais ce n’est pas le même endroit. 

Cette inquiétante étrangeté peut se manifester à tout moment. Quand je sors du métro en face de ma rue, après que la ligne 7 ait fait son retournement habituel, je reconnais les lieux mais je n’ai plus les souvenirs habituels. Seulement ceux des autres fois où l’espace s’est retourné ainsi. 

La même chose peut se produire encore devant une carte : j’ai fixé l’autre jour le Golfe du Mexique sans parvenir à me souvenir du nom du grand pays qui le bordait au nord. 

La chambre de ma fille était pourtant, à cette instant, connexe à cet espace. Mais ce n’était pas sa chambre ordinaire. Comme le métro, là-bas, que j’aurais facilement su rejoindre, roulait sous une ville inconnue.

Je formule, à la volée, une hypothèse. Si l’espace et le temps sont bien les formes a priori de notre sensibilité, il pourrait y en avoir d’autres. On pourrait posséder deux toiles d’araignée d’espace, c’est apparemment mon cas, ou deux systèmes temporels, ce serait le cas de Proust — celui du temps ordinaire, ordinal, et celui, fortement convexe, de la madeleine. 

Il faudrait enquêter scientifiquement sur cette question. Mais j’aime bien l’idée de ce renversement : qu’on ne demande plus à la littérature d’expliciter les mystères de la science, mais à la science d’expliciter ceux de la littérature.