Survivances de Dantec
J’ai lu les deux premiers tomes du Journal métaphysique et polémique de Dantec avant d’avoir Internet.
Rien que les titres en étaient des chefs œuvre, presque une anomalie sous le calme liséré de la Blanche, et bientôt soulignée, avec leur passage en Folio, par des photos infrarouge de bombardement aérien qui rattachaient la littérature française, continent jusque là un peu morne, au monde du thriller, du thriller métaphysique.
Le théâtre des opérations et Le laboratoire de catastrophe général : cela a existé, et ce fut peut-être le seul événement littéraire du changement de millénaire.
J’ai lu ces deux énormes livres à la vitesse où on scrolle des pages de forums complotistes : avec un appétit dévastateur. Je ne sais même plus trop, dans le détail, ce qu’écrivait Dantec, je me souviens juste de quelque chose d’hugolien, de crépusculaire, de futuriste et de chrétien. Dantec, c’était inédit, avait surtout des avis très tranchés sur la géopolitique — on lui reprochera ce qu’on veut, et il a plutôt aidé ses détracteurs, en finissant par dire à peu près n’importe quoi à n’importe qui, mais c’était le seul écrivain français, peut-être même mondial, qui paraissait habiter le monde.
Ainsi des pérégrinations récurentes, obessionnelles, du mercenaire Hugo Corneliu Toorop en asie centrale : Dantec est le premier, le seul de sa génération à avoir compris que le centre du monde n’était plus en Europe, ni même en Amérique, mais dans ces limbes turcophones, dans ces états tampons entre les empires du XXI e siècle : Toorop, c’est notre Marco Polo, le Grand Jeu que décrit Dantec vaut largement celui de Kipling.
J’ai appris plus tard, en rencontrant d’autres lecteurs du Théâtre des opération, qu’on devait dire le TDO — le Te Deum de notre écrivain sacré.
J’ai été approché, après mon premier livre, un essai sur Houellebecq, par l’agent de Dantec, David Kersan : j’ai publié, à titre gracieux, quelques article sur le Ring, le site qui hésitait alors entre fanzine d’intervention culturelle et fan-club de Dantec.
Je n’ai jamais rencontré Kersan, mais je me souviens qu’il m’appellait tout le temps, et que je finissais par poser le téléphone, tellement ses appels étaient longs. Il me répétait qu’il avait besoin de soldats, et qu’il fallait que je durcisse un peu le ton — ce n’était pas ma nature, et puis surtout, je n’étais pas en guerre.
Nous nous sommes fâchés le jour où j’ai laissé mon répondeur répondre à ma place.
J’ai rencontré d’autre danteciens qui ont vécu à peu près la même expériences. Tout ça pour dire que les danteciens existent. Et que je dois reconnaître qu’il s’y connaissent remarquablement bien en géopolitique — mais si leurs biais islamophobes sont sortis considérablement renforcés de la séquence récente, entre proclamation du califat et Dien Bien Phu dans le XIe.
Ils sont aussi devenus considérablement plus réalistes qu’ils ne l’étaient, et bien moins atlantiste que russophiles.
Ils se vantent aussi, posture au romantisme incontestable, mais toujours un peu douteuse, de parler à tout le monde.
Ils témoignent enfin d’un certain virilisme, un peu particulier : ce n’était pas le genre à voler Penthouse dans les Relay des gares, mais à cacher sous leur lits le magazine Raids.
De fait la connaissance des dispositifs de visée nocturne des nazis dans Métacortex était spectaculaire.
Et il est toujours amusant, plus amusant en tout que de lire tout Kepel, de boire des bières, dans un festival, avec quelqu’un d’obsédé par l’Arabie Saoudite, et qui finit par lâcher, dans la navette du retour, quasiment en surveillant le rétro, que les terroristes tchétchènes sont presque aux portes de Paris.
Il existe, j’en suis certain, des gens pour qui la perspective d’avoir à affronter un jour David Kersan dans un octogone a reveillé la nuit.
Tout cela commençait cependant un peu à dater, la guerre civile n’a pas éclaté en France, le califat a suivi, comme c’était prévisible, un scénario à la Goscinny, et j’ai pu croire que Dantec, Dantec comme sous-culture pour jeune homme moitié virilistes, moitiés terrorisés, n’avait pas survécu à la mort de l’écrivain en 2016.
C’est alors que je suis tombé sur les vidéos de Thinkerview, quelque chose comme le A voix nue des paranoïaques : d’interminables interview conduites par un homme invisible, comme dans Z comme Zorglub — l’anonymat en plus.
Et j’ai su, confusément, car ces vidéo sont bien trop longues pour que les regarde en entier, et que d’ailleurs, sans que je sache pourquoi — sinon que je suis aussi abonné au compte parodique Penseurvue, ou que je sois sur France Culutre — Thinkerview me bloque, j’ai su qu’il existait encore des danteciens en France.
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