On est passé en 20 ans, et sans s’en rendre vraiment compte, de l’âge d’or des séries à l’un des pires académismes qu’on ait jamais vu.
Rien ne m’est plus pénible, je ne sais pas pourquoi, de La Servante écarlate à Black Mirror, de Westworld à Bienvenue à Gattaca que les œuvres dystopiques, et encore plus depuis que celles-ci sont devenues le Grand Genre, l’opéra contemporain, le miroir officiel de l’époque. Les deux choses authentiquement pénibles, en fait, du monde d’aujourd’hui me semblent être les tweets de Donald Trump, ce grand fatras mental étalé au grand jour mais miraculeusement concentré, par les parois concaves du bureau ovale, sur les écrans gras de tous les smartphones du monde, et ces mises en scène hiératiques d’un monde post-apocalyptique, à la réalisation plus sérieuse, plus abominablement sérieuse encore que tout ce qu’il y sera infligé, comme supplices raffinés et dialectiques, à leurs protagonistes. Pour le dire autrement, ce n’est pas la description d’une société inégalitaire sexiste qui m’a été le plus pénible dans La Servante écarlate, c’est l’insoutenable symétrie de l’image, le sérieux nazi de la démonstration visuelle.
Cela me rappelait aussi autre chose, ces horribles dissertations qu’on m’obligeait à rendre autrefois, sur les sujets les plus platement démocratiques : l’exercice de la liberté ne suppose-t-il aucune limite ? L’égalité doit-elle tendre à l’abolition de toutes les différences ? C’était bien ça, oui, je n’étais pas en train de regarder une série, mais un corrigé filmé du bac. Il y avait dans tout cela autant d’art et de génie que dans les pénibles recueils d’exercices corrigés de mes anciens Annabac.
La science-fiction, ce genre si sympathique, était en train de se résorber, à travers le triomphe contemporain de la dystopie, dans quelque chose d’à peu près aussi intéressant qu’un cours de culture générale dans une prépa Sciences Po, qu’un discours de Macron sur la citoyenneté, que l’édito d’un hebdomadaire sur la montée des périls et les dangers des réseaux sociaux.
C’était peut-être inévitable, le vice était là, sans doute, depuis le début : qu’est ce que Le Prince sinon la bible d’un personnage particulièrement puissant de Game of Thrones, qu’est-ce que De la démocratie en Amérique sinon une adaptation hollywoodienne de la série d'anticipation anglaise Black Mirror ? Qu’est-ce que Westworld sinon une relecture, fluo à la main, du cycle de Fondations d’Asimov ? Je ne crois pas qu’il puisse rien exister de plus pénible, de plus appuyé, c’est David corrigé par Ingres, corrigé par Gérôme, corrigé par Bouguereau : a t-on jamais vu spectacle plus pompier ?
Le drame, je crois, c’est qu’on est passé en 20 ans, et sans s’en rendre vraiment compte, de l’âge d’or des séries à l’un des pires académismes qu’on ait jamais vu.
Mais passe encore, à la limite, que le décor de House of Cards soit spectaculairement symétrique, qu’il y ait plus de plongées dans une scène de La Servante écarlate que dans toute l’œuvre d’Orson Welles, que la caméra décrive plus d’élégantes arabesques dans les dix premières minutes de la moindre des séries Netflix que dans toute l’œuvre d'Hitchcock, que les décors fleuris des jardins de Westeros me rappellent, secrètement, le Vésinet de carton pâte de la sitcom Maguy.
Non, ce qui est vraiment insupportable c’est que tout cela prétende en plus représenter une critique intelligente, pertinente et constructive — une sorte d’art engagé.
Je crois comprendre, devant n’importe quelle dystopie contemporaine, ce que peut ressentir un électeur de Trump en lisant un éditorial du New York Times : mais quelle condescendance, quelle prétention, quelle affectation. Si c’est cela, être démocrate, alors plutôt mourir.
Cela me rappelle ce petit fragment de la frise du Parthénon qu’on peut voir au Louvre, une sorte de procession de tuniques plissées. C’est plastiquement plutôt réussi, c’est peut-être même une œuvre de Phidias. Mais d’en inférer l’existence d’une société libre et démocratique tout autour, je jure que c’est impossible. L’atticisme, malgré son éminente valeur esthétique, semble désigner une sorte d’impasse politique majeure : qui voudrait vivre comme cela ?
Il le faudrait pourtant : c’est ce à quoi nous invitent les scénaristes de ces affreux spectacles, de ces opéras luxueux et hiératiques, il faudrait que nous devenions des sortes de citoyens idéaux, des électeurs partis voter en toge, comme aux panathénées, pour le juste et le beau.
Mais le drame, c’est qu’il y a plus de vie dans un seul tweet de Trump que dans une saison entière de n’importe laquelle de ces séries qui prétendent nous ré-enseigner, par le spectacle cathartique du pire, nos vertus civiques oubliées.
Et c’est peut-être ce qu’on retiendra de notre époque : alors que la situation politique, tendue, demeurait indécise, l’art de ces années troubles avaient clairement fait le choix, avec une ironie sans doute d’aussi mauvais goût que contre-productive, du totalitarisme.
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