Une étrange biographie de Walter Benjamin
J’ai lu cet été, sans trop savoir dans quel guêpier je mettais les pieds, une biographie de Walter Benjamin.
Une biographie d’un type un peu étrange, écrite comme un long martyrologue qui transformait presque son suicide pyrénéen en évidence existentielle, sinon en signe caractéristique d’élection — et qui s’obstinait bizarrement à faire d’Adorno le principal adversaire du philosophe persécuté : ce que j’ai appris sur Benjamin, c’était à peu près que l’Ecole de Francfort s’était construite sur son cadavre, cela m’a paru pour le moins exagéré. J’ai un peu peiné à finir l’énorme volume.
Il m’a paru en tout cas que cela jouait assez serré, chez les marxistes non-orthodoxes — on dirait aujourd’hui à l’extrême-gauche — entre la présence envahissante de l’union soviétique, la répression des spartakistes, les tentations sionistes des uns, l'antisémitisme des autres.
Et que cela jouait serré aussi pour Benjamin qui, parce qu’il avait mystérieusement échoué à rentrer à l’université, s’était retrouvé dans la position inconfortable du franc-tireur ou du paria : ayant institutionnellement échoué à devenir philosophe, Benjamin s’était retrouvé acculé dans la position de critique littéraire — il faut venir du pays de la NRF pour ne pas y voir un déclassement.
Et même ainsi Benjamin peinera à publier ses textes — le méchant Adorno, encore, et la mystérieuse orthodoxie doctrinale des marxistes non-orthodoxes, qui reprocheront toujours à Benjamin un je ne sais quoi d’obscur, une irritante ambiguité dans sa définition du capital.
Son oeuvre se résumera ainsi largement, pour Ernst Bloch, la formule est superbe mais il s’agit peut-être d’une pique, à “un cabaret de la pensée.”
Paris tiendra dès lors lieu pour Benjamin, d’université de substitution, de lointain magistère. Il traduira ainsi Baudelaire et Proust, avant l’exil défintif de 1933.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir est contemporaine, au printemps de cette année, de la publication dans le presse d’extrait d’Enfance Berlinoise, l’un des plus beaux textes de Benjamin — simultanéité que la part ésotérique de l’enseignement de Benjamin, sur un certain prophétisme littéraire qui forme, à côté du régime historique normal, une sorte d’utopie permanente, nous aura appris à percevoir.
Benjamin, occupe alors, c’est le privilège ambigu de tous les exilés, une position mystérieusement centrale : il y a Scholem, évidemment, l’ami de Palestine — à qui il fait cette blague bizarre de le faire descendre, en son absence, dans un hôtel de Montparnasse où se réunit l’Action Française — ; Adorno, jusqu’à la fin, n’en déplaise à mon méchant biographe ; Brecht, aussi, qui l'accueille plusieurs fois au Danemark ; Arendt, l’élève d’Heidegger et sa cousine par alliance, qui l’aide à se loger — on se souvient alors que l’un des premiers buts de Benjamin, comme intellectuel, avait été de vaincre Heidegger.
Et on se dit que 80 ans après sa mort, sa mission est finalement accomplie : le suicidé de Portbou, le désespéré de 1940 est aujourd’hui bien plus lu qu’Heidegger, dont le nazime irréfutable ridiculise toutes les héroïques conceptions de l’histoire — qui avaient tant impressionné, pourtant ses contemporains.
C’est même aujourd’hui la finesse du marxisme de Benjamin qui l’emporte aisément, quand bien Marx apparaît plus que mort, et l’école de Francfort elle-même un peu périmée. Certes Benjamin aura souvent manqué de précision dans son portrait du capital. Mais ce qu’il faisait, et que nul autre que lui n’avait pensé à faire, c’était de rentrer dans un magasin de jouet, à la recherche du jouet le plus désuet, et de faire rejouer là, avec une fausse désinvolture, toutes les catégories marxistes, avec cette idée que si les rapports de domination sont invisibles, en raison de leur configuration même, qui veut que la superstructure de l’idéologie nous les dissimule, n’importe quelle représentation périmée du capital, n’importe quelle grue en bois, n’importe quel petit train, n’importe quelle dinette porte en elle le portrait presque photographique d’un stade passé du capital — et que c’est ainsi par l’attention à ce genre de représentations enfantines du temps passé, qu’on peut rouvrir une voix ambiguë à travers le massif fermé du messianisme.
Car à défaut de trouver un passage, ici et maintenant, au pied des pyrénéennes impossibilités de l'histoire, ces reliques, sur lesquelles ont a autrefois fait reposer des idéologies entières presque par inadvertance — que se soucie vraiment des jouets qu’on donne aux enfants ? — sont comme des indices sur la possibilité continuée, permanente, d’une révolution. Car les rêves du passé, cachés dans des automates à clé ou des passages de verre, sont la seule forme que sait prendre l’avenir. Et le seul signe que nous pourrons être sauvés un jour, c’est que nous l’avons déjà été, à des degrés infinitésimaux, dans les plus anodins de nos jeux.
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