Il y a matière à dire

Métal en fusion : d'un état de la matière à l'autre, les mots pour le dire
Métal en fusion : d'un état de la matière à l'autre, les mots pour le dire ©Getty - Eyem
Métal en fusion : d'un état de la matière à l'autre, les mots pour le dire ©Getty - Eyem
Métal en fusion : d'un état de la matière à l'autre, les mots pour le dire ©Getty - Eyem
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Comment raconter la matière ? Comment la dire ? Avec seulement des équations ? Ou plutôt avec des mots ? Il y a débat.

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Comment raconter la matière ? Comment la dire ? Avec seulement des équations ? Ou plutôt avec des mots ? Il y a débat. Certains scientifiques considèrent le passage au langage courant comme une concession dangereuse à un désir de communication. Il faut leur reconnaître quelque argument : par exemple, quand il s'intéresse à la science, le langage littéraire exploite le fait qu’il est plus facile de dire une belle chose que de dire une chose précise ; du coup les choses précises sont en général mal dites. Paul Valéry avait noté que « penser trop exactement mène à mal écrire », ce qui, peut-être, explique pourquoi les grâces de la belle langue s'enfuient comme autant de lapins les impulsions laser ultra-courtes l'antimatière. Le véritable langage de la physique, il est vrai, ce sont les mathématiques, du moins une partie des mathématiques, et non pas les mots ordinaires. 

Reste qu'en attendant l'apothéose du muet que promettent les puristes, les sciences, y compris les plus formelles, ne peuvent se passer du langage. La physique, par exemple, n'a rien d’une activité d'aphasiques. C'est même une incessante causerie. Songez aux particules élémentaires : étant invisibles, elles ne sont jamais vraiment là, bien en évidence devant nous, de sorte que nous n'avons pas d'autre choix que de les invoquer par le verbe : électron ; leptons, quarks, neutrinos, muons… En ce sens, la physique demeure un « drame parlé », pour reprendre une expression de l’écrivain Valère Novarina. 

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Mais comment bien parler de la matière ? Les particules quantiques n’ont aucune des propriétés que les choses possèdent à notre échelle : elles ne sont pas bien localisées dans l’espace, ni ne sont impénétrables, et elles n’ont pas de trajectoires bien définies… On pourrait dire qu’à toute petite échelle, la matière se « déchosifie ». Elle disparaît même d’une certaine façon, comme si le sort de toute représentation de la matière était de laisser la matière elle-même à la traîne : plus la représentation se précise, plus l’idée même de matière se perd en cours de route. 

D’où la question : en irait-il de la matière en physique comme de la Loi dans le Procès de Kafka ? Toutes deux sont données comme très proches, mais aussi toujours remises à plus tard. Souvenez-vous de l'homme du Procès, qui attend d'avoir accès à la Loi : « Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu'elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L'homme réfléchit et demande alors s'il pourra entrer plus tard. "C'est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant". (...) La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années » [1]. On connaît la suite. L’homme, qui a vieilli et va mourir, demande comme seule grâce à la sentinelle de répondre au moins à cette question : comment se fait-il qu’il soit le seul à attendre ainsi devant cette porte de la Loi ? « Parce que cette porte n’était là que pour toi, lui répond la sentinelle. Maintenant je m’en vais et je ferme la porte ».

L’homme, qui a attendu en vain, finit donc par mourir sans savoir.

Sommes-nous dans une situation analogue à la sienne ? Si oui, qu’est-ce qui fait office de sentinelle pour nous autres qui aimerions savoir ce qu’est vraiment la matière. Est-ce la finitude de notre intelligence ? La trop grande subtilité de mathématiques qui nous échappent ? La complexité irréductible du réel ? Le bornage de nos paroles trop humaines ?

Valère Novarina a une façon toute personnelle d’exprimer cela. Il dit : « La matière est en attendant ». Elle serait en somme comme cet homme qui attend devant la porte de la Loi.

[1] Franz Kafka, Le Procès, Tr. A. Vialatte, Gallimard, Paris, p. 281.     

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