Pouvons-nous longtemps nous maintenir en état de superposition entre deux passions ? Par exemple, des humains pourraient-ils être à la fois coureurs cyclistes professionnels et philosophes aguerris, autrement dit « cyclosophes » ?
- Guillaume Martin Cycliste professionnel, 12ème du Tour de France 2019
Avec leur bec de canard agrafé au bout de leur tête de quadrupède, les ornithorynques sont des animaux bien étranges. Pendant longtemps, ils furent même considérés par les taxinomistes comme des êtres paradoxaux, au motif qu’ils possèdent certaines caractéristiques des mammifères - les femelles ont des mamelles -, mais aussi certaines caractéristiques des ovipares - les femelles pondent des œufs -. Mais à la toute fin du XIXe siècle, après huit décennies d’hésitations «et de controverses dans les cercles savants, les ornithorynques devinrent parfaitement académiques le jour où on finit par admettre qu’ils ne sont ni des mammifères ni des ovipares, mais une nouvelle catégorie d’êtres vivants, qu’on baptisa les « monotrèmes ». Finalement, ils auront été à la biologie ce que les particules quantiques furent à la physique, lesquelles obligèrent elles aussi les scientifiques à dépasser deux catégories qu’ils considéraient auparavant comme figées et séparées, en l’occurrence celle d’onde et celle de corpuscule.
La morale commune de ces deux histoires, c’est qu’il faut se méfier des taxinomies trop rigides (onde/corpuscule, mammifère/ovipare, gauche/droite, littéraire/scientifique, ange/démon…), car, de temps à autre, une crise peut advenir, qui mélange les genres, fait sauter les barrières et sème la panique chez les taxons, un peu comme lorsqu’une serviette vieillissante se met à prendre des allures de torchon neuf…
Dès lors, et pour ne nous intéresser qu’à nous autres, les êtres humains, posons-nous cette question : pouvons-nous exercer deux activités à la fois sans jamais accepter d’abandonner l’une pour l’autre ? Pouvons-nous longtemps nous maintenir en état de superposition entre deux passions ? Par exemple, des humains pourraient-ils être à la fois coureurs cyclistes professionnels et philosophes aguerris, autrement dit « cyclosophes » ? Et s’ils pouvaient l’être, ne seraient-ils pas aussitôt soupçonnés de n’être en réalité que des sportifs amateurs et des philosophes à la petite semaine, voire du dimanche ?
Un indice permet d’élaborer un premier élément de réponse. Un jour de juillet 1979, Antoine Blondin écrivit dans le journal l’Équipe :
En vérité, je crois qu’il n’existe que trois endroits privilégiés où l’adulte civilisé puisse éprouver la liberté : un taxi, quand le chauffeur baisse le drapeau du compteur, les toilettes, quand se ferme le verrou, et le Tour de France quand la course situable et intouchable nous livre à la plus délectable des solitudes, celle qui est peuplée.
Voilà, dite en quelques lignes, une philosophie de la liberté à laquelle il est d’autant plus facile d’adhérer qu’elle convoque le mythique Tour de France. Mais cette remarque, dont la seule finalité – je peux maintenant l’avouer - était de citer le regretté Antoine Blondin, ne prouve nullement qu’on puisse être cyclosophe. Pour démontrer qu’un tel être biactif peut vraiment exister, il n’y a en vérité qu’une seule solution : réussir à en débusquer un, un vrai, en chair et en os. C’est ce que j’ai pu faire, grâce au hasard d’une flânerie dans ma librairie préférée.
Invité : Guillaume Martin, coureur cycliste professionnel, auteur de « Socrate à vélo » (Grasset, 2019)
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