

Comment nous souvenons-nous des événements dont on dit qu’ils ont « marqué l’histoire » ?
- Francis Eustache Neuropsychologue, directeur du laboratoire Inserm Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine, professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes - Président du Conseil Scientifique de l'Observatoire B2V des Mémoires
- Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction de Philosophie Magazine, professeur à Sciences-Po Paris et écrivain
Il est des questions relatives au temps qui portent notre pensée au bord de l’abîme et la font tituber de vertige. Par exemple celles-ci : où va le présent quand il devient passé ? Et où se trouve le passé lorsque plus rien ne le manifeste ?
Parce qu’elles interrogent le temps en usant de termes relatifs à l’espace, ces questions déclenchent en notre esprit un gigantesque embarras intellectuel. On n’y répond d’ailleurs que de façon évasive, bancale, en accordant au passé une ontologie vacillante, à mi-chemin entre réalité et irréalité.
Prenons l’exemple d’une chaise qui n’est plus présente parce qu’elle a été détruite. Devons-nous considérer qu’elle existe encore quelque part, sous la forme d’une « chaise passée qui a existé » ? Ou bien qu’elle n’existe plus du tout, nulle part ? La réponse, à l’évidence, se discute.
On pourra rétorquer que le passé, c’est pourtant simple : le passé est la grande affaire des historiens, et que c’est à eux et à eux seuls de nous dire ce qu’il fut et ce qu’il en va de lui. Reconstituer les fils d’une trame temporelle, n’est-ce pas l’ambition et la mission des historiens ? Ceux-ci tentent en effet de rendre présent ce qui n’est plus, de faire comme si le passé était encore là, quelque part, prêt à se laisser découvrir au prix de quelque effort de notre part.
Mais au fond, toute époque est sans doute incommensurable aux autres époques : le travail du temps qui passe et les événements qu’il a portés empêchent les mises en correspondances trop directes entre différentes périodes. La durée qui nous sépare du passé n’est pas seulement un milieu dont l’épaisseur et l’opacité rendent l’image du passé plus confuse : au cours du temps, c’est aussi notre vue qui s’est modifiée au point que nous ne pouvons plus voir ce que voyaient nos prédécesseurs, même lorsque nous l’avons sous les yeux. Ainsi, je puis contempler le Mont Blanc d’aujourd’hui, mais saurais-je ressentir précisément ce qu’éprouvaient ceux qui le regardaient au XVIe siècle, avant sa première ascension en 1786 ? Serais-je vraiment capable de l’imaginer exactement comme eux l’imaginaient, c’est-à-dire tout peuplé de spectres, de gueules béantes et de méchants fantômes ? En un sens, le Mont Blanc, même s’il demeure bel et bien là, n’existe plus comme autrefois.
En voulant reconstruire par la pensée ou le souvenir les périodes passées, nous les insérons à notre insu dans le monde d’aujourd’hui. C’est ainsi que la mémoire mélange les temporalités et brouille l’ordonnancement chronologique des événements. Elle est une sorte de voyage dans le temps d’un genre original, une sorte de reconstruction plus ou moins consciente par laquelle le passé se trouve projeté directement dans le présent et s’en imprègne. En somme, la mémoire effectue le trajet inverse de celui que propose la science-fiction, dont les voyages temporels vont dans le passé ou bien dans le futur, mais jamais dans le présent…
Mais pourrions-nous mieux dire comment fonctionne notre mémoire, que celle-ci soit individuelle ou collective ? Par exemple, comme nous souvenons-nous des événements dont on dit qu’ils ont « marqué l’histoire » ?
Invités :
- Francis Eustache: neurospychologue, directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), spécialiste de la mémoire humaine et de ses maladies.
- Alexandre Lacroix : écrivain, directeur de la publication de Philosophie Magazine, et auteur d’essais et de romans, dont le dernier, La Muette a paru en septembre aux éditions Don Quichotte.
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