Grand entretien avec Raymond H. Kévorkian : épisode 1/4 du podcast Comprendre le génocide des Arméniens : de 1915 à 2015

Monastère arméno-géorgien Oshk Vank (en arménien Օշկ Վանք), Xe siècle, situé près de la ville d'Erzurum, dans le nord-est de laTurquie.
Monastère arméno-géorgien Oshk Vank (en arménien Օշկ Վանք), Xe siècle, situé près de la ville d'Erzurum, dans le nord-est de laTurquie. ©Getty -  Izzet Keribar
Monastère arméno-géorgien Oshk Vank (en arménien Օշկ Վանք), Xe siècle, situé près de la ville d'Erzurum, dans le nord-est de laTurquie. ©Getty - Izzet Keribar
Monastère arméno-géorgien Oshk Vank (en arménien Օշկ Վանք), Xe siècle, situé près de la ville d'Erzurum, dans le nord-est de laTurquie. ©Getty - Izzet Keribar
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Que s’est-il passé à Diyarbakir en 1915 ? A Erzurum ? A Van ? Et dans toute l’Anatolie orientale ? Pour répondre à ces questions, Emmanuel Laurentin s'entretient avec Raymond H. Kévorkian, historien, spécialiste de l’Arménie.

Avec
  • Raymond Kévorkian historien d'origine arménienne, professeur émérite, directeur d'études à l'Université Paris 8
  • Agnès Rotivel Grand reporter au journal La Croix

Première partie

En 2006, la publication de la somme de Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, marque un moment crucial dans l'historiographie, en faisant sortir lé génocide arménien du champ de la mémoire pour le faire entrer de dans celui de l’histoire. Emmanuel Laurentin s'entretient avec l'historien, enseignant à l’Institut français de géopolitique à l’Université Paris-VIII-Saint-Denis), conservateur de la bibliothèque Nubar à Paris et directeur de la revue d'Histoire arménienne contemporaine. 

Emmanuel Laurentin : Que s'est-il passe-t-il entre 1850 et 1890 dans un empire ottoman en perte d’influence ?  Comment ce dernier en est-il arrivé à désigner les Arméniens comme une menace potentielle ?

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Raymond Kévorkian : En 1915, en effet, cela fait déjà quelque temps que l’empire ottoman est "l’homme malade de l’Europe", progressivement évincé des Balkans, au fur et à mesure des indépendances – Grèce, Roumanie, Bulgarie, Serbie. Ainsi, à cause des pertes territoriales subies en Europe et en Afrique, l’Asie mineure va devenir le pivot de l’empire. En Asie mineure, il reste encore 2 millions de Grecs et d’Arméniens et 500 000 syriaques (les différentes confessions chrétiennes). Or ces populations-là ne peuvent pas rentrer dans le projet qui commence à être conçu dans l’esprit des élites et qui consiste à quitter un modèle impérial pour passer à un état nation turc, un modèle importé d’Europe : une nation avec une seule langue et la construction d’une identité unique. Le projet même de création d’un état-nation turc porte en lui une notion d’exclusion des groupes n’entrant pas dans cette logique. Les Arméniens n’ont pas été les seuls à être visés par cette logique, les syriaques et les Grecs aussi même si pour eux elle a pris des formes différentes. 

La question de la survie des Arméniens dans l’empire ottoman se pose dès la fin du XIXe siècle ?

Raymond H. Kévorkian : En effet, ces provinces orientales qui sont le terroir historique arménien, et dans lesquelles lesquelles les Arméniens cohabitent avec des populations kurdes, nomades ou sédentarisées, sont régies par un système tribal. A l'occasion de réformes impulsées par l'empire, ces chefs tribaux vont obtenir des facilités pour spolier les populations arméniennes de leurs propriétés. Les Arméniens de l’empire ottoman à la fin du XIXe siècle se posent clairement le problème de leur survie. Les massacres de 1895 qui vont faire 200 000 victimes amorcent déjà un important processus migratoire : 120 000 Arméniens vont émigrer aux Etats-Unis avant la Première Guerre mondiale, d’autres dans le Caucase ou encore en Egypte.

N'y a-t-il aucune réaction des diplomaties européennes ?

Raymond H. Kévorkian : Dans les milieux diplomatiques, en particulier britannique et français, on a conscience que la présence arménienne est menacée. Les Britanniques ont songé à déplacer les Arméniens aux Bahamas, tandis que de leur côté les Français ont pensé à Madagascar ou à l’Algérie. C’est assez révélateur d’une ambiance : la légitimité de la présence arménienne dans l'empire ottoman n’est plus acquise dès la fin du XIXe siècle.

L'Année 1913
3 min

1914, année charnière

Si les signes avant-coureurs étaient déjà nombreux, c'est bien la Première Guerre mondiale qui va créer des conditions propices pour mettre en œuvre une homogénéisation ethnique de l’Asie mineure. Cette persécution programmée des Arméniens s’accompagne d’une idéologie radicale que Raymond Kévorkian résume en ces termes : "C’est toi ou moi". Une sorte de darwinisme social, de délire idéologique se construit dans ces cerveaux qui ne permet plus d'envisager la cohabitation entre des groupes qui ne se ressemblent pas.

Raymond H. Kévorkian : Dès l’entrée en guerre, on assiste à un durcissement : dès le 3 août 1914 et la déclaration de mobilisation générale, des gages de fidélité à l’empire sont exigés des conscrits arméniens. Parmi les autres signes avant-coureurs, il y a le bombardement de la ville d'Odessa et d’autres villes du nord de la Mer noire, présentés comme une agression russe, ou le boycott des entrepreneurs grecs et arméniens de l’empire. On va petit à petit construire un récit pour légitimer les violences à venir, consistant à présenter à l’opinion les Arméniens comme des ennemis intérieurs, des traîtres qui coopèrent avec les Russes.

Pourquoi la date du 24 avril 1915 est-elle considérée comme le début du génocide alors que les persécutions avaient commencé bien avant cette date ?

Raymond H. Kévorkian : Parce qu’au cours de cette nuit-là, à Constantinople et dans un certain nombre de villes de province de l’empire, on procède à l’arrestation des élites arméniennes : députés, sénateurs, avocats, journalistes, professeurs, proviseurs de lycée, etc. au total plusieurs centaines de milliers de personnes sont arrêtées. 306 convois de déportés sont envoyés dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie où sont installés une vingtaine de camps de concentration.

À réécouter : Le génocide arménien
Le Journal des idées
4 min

Seconde partie : entretien avec Agnès Rotivel, grand reporter

Depuis Diyarbakir en Turquie, Agnès Rotivel, grand reporter spécialiste du Proche et Moyen Orient à La Croix, revient sur son reportage sur des Turcs qui redécouvrent leurs racines arméniennes.

Arménie 1
Arménie 1
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