Au tournant des XIXe et XXe siècles, la colonisation du Québec, présentée comme emblématique du "génie colonial français", est donnée en exemple pour justifier une deuxième vague de colonisation en Afrique et en Asie. Mais que sait-on exactement des relations entre Français et Amérindiens ?
- Gilles Havard Historien, directeur de recherche au CNRS
- Denys Delâge Historien et sociologue, professeur au département de sociologie à l’Université Laval.
- Alain Beaulieu Professeur à l’université de Laval.
A la fin de la Troisième République, au tournant des XIXe et XXe siècle, la colonisation du Québec par la France est abondamment convoquée pour justifier une deuxième vague de colonisation, qui allait prendre un tour fort différent, en Afrique ou en Asie. De nombreux discours citent à son propos "le génie colonial français", reprenant ainsi un topos très ancien, qui apparaît dès la fin du XVIe siècle, et selon lequel les Français se seraient mieux entendus que les Espagnols ou les Britanniques avec les Amérindiens. Qu'en est-il exactement ? Que sait-on de la réalité de la relation entre colons français et peuples amérindiens du Canada ?
Pour répondre à ces questions, Emmanuel Laurentin et Anaïs Kien s'entretiennent avec Alain Beaulieu, Denys Delâge et Gilles Havard.
On a longtemps dit que les colons français avaient entretenu de meilleures relations avec les peuples autochtones au Canada que les colons britanniques. Chateaubriand lui-même a écrit que les Français étaient les mieux aimés des Amérindiens à cause de "leur gaieté, leur goût de la chasse et de la vie sauvage". D'où vient ce discours qui a donné lieu au supposé "génie colonial français" et par conséquent, à une bonne conscience colonisatrice ?
Denys Delâge : Au XVIIe siècle, quand des colons français s’implantent dans la vallée du Saint-Laurent, ils sont peu nombreux, et c'est une population essentiellement masculine ce qui va favoriser les mariages mixtes. Ils vont venir remplacer une population de cultivateurs disparus aux alentours de 1580 à cause d’épidémies et de guerres et vont fournir de la farine de blé aux populations indiennes, en remplacement de la farine de maïs. Ils arrivent aussi avec les règles de propriété qui sont celles de la propriété seigneuriale, qui permet une superposition, une coexistence des droits, contrairement aux colons Britanniques qui ont une notion de la propriété privée plus exclusive. Enfin, ils sont inscrits dans la traite des fourrures, ils vivent du mode de vie des Indiens qu’ils n’ont pas intérêt à perturber. Enfin, dernier élément, les guerres se multipliant entre colons français et colons britanniques, les Amérindiens se lient aux Français pour contrer l’avance des colons britanniques, et les Français ont le plus grand besoin des Amérindiens pour résister eux-mêmes à la pression britannique. Les Français viennent avec un esprit d’Ancien Régime, la plupart sont analphabètes, ils sont porteurs d’une riche tradition de folklore indo-européenne. Et globalement, il y a plus de proximité entre l’ethos aristocratique qui favorise l’apparat, qui valorise la guerre, qui implique une passion pour la chasse des Français, qu’avec les bourgeois austères et protestants de la Nouvelle Angleterre. Pour toutes ces raisons, il y aura donc une proximité plus grande dans l'espace de la Nouvelle France que dans les colonies britanniques entre colons et Amérindiens.
Alain Beaulieu : Si cette vision d'une "colonisation harmonieuse" a prévalu jusque dans les années 1960, les historiens canadiens se sont attachés à démontrer depuis que cette relative absence de conflictualité - qui ne doit pas faire oublier des épisodes de tensions - ne doit pas masquer que le projet politique était bien d’ordre colonial. Il s'agissait bien d'établir la souveraineté française sur un immense territoire et d'utiliser les Amérindiens à cette fin.
Historiographie de la rencontre
Mais confrontée à cette colonisation française, les populations amérindiennes ont développé des stratégies d'alliance, voire un projet d'intégration de la force occupante, comme le montre le projet iroquois. D'autre part, les mariages mixtes étaient fréquents, et un certain nombre de colons français comme les coureurs de bois étaient mal vus des autorités coloniales parce qu’accusés de "s’ensauvager" au contact des Amérindiens. L'analyse des relations réciproques entre colons et colonisés va à rebours de nombre d'idées reçues, comme le souligne Gilles Havard.
Gilles Havard : Dans le projet colonial, il y avait cette utopie assimilatrice qui consistait à vouloir civiliser les "sauvages", à les "franciser". Or dans la réalité, de nombreux individus comme les coureurs de bois par exemple, ces jeunes hommes qui quittaient la colonie pour voyager et commercer avec les autochtones, et souvent se mariaient, créaient des liens familiaux avec les communautés indiennes. On les accusait alors de "s'ensauvager".
Au-delà de ce constat, les travaux des historiens du mouvement de la New Indian History ont remis au centre de cette histoire coloniale le rôle des Amérindiens et souligné la façon dont ceux-ci ont également été des acteurs de cette période, et développé un ensemble de stratégies militaires, diplomatiques, propres, comme le rappelle Alain Beaulieu :
Alain Beaulieu : Si les Français poursuivaient le projet d’intégrer les populations amérindiennes dans le monde français, on voit que certains Amérindiens avaient aussi un projet similaire. On sait que des chefs amérindiens de la région des Grands Lacs se rendaient régulièrement à Montréal pour participer à de grandes conférences avec le gouverneur du Canada et des représentants des rois de France. Dans les sources diplomatiques ou missionnaires de la première moitié du XVIIe siècle, on retrouve souvent la formule "Ne faire qu’un seul peuple" qui était exprimée par les Iroquois. On interprète souvent à tort cette déclaration d'unité comme la manifestation d’une volonté de soumission à l’ordre colonial français. Pourtant, ce que l’on entrevoit dans ces sources, et qui est plus manifeste encore dans les sources orales, c'est le projet de faire des Français la 6e nation de la Ligue iroquoise, des Hollandais la 7e nation, etc. Ces sources évoquent le mythe fondateur de la ligue iroquoise qui était de planter le grand arbre de la paix dont les racines allaient s’étendre à l’ensemble de la planète, de réunir sous cet arbre l’ensemble des nations. Il y avait un projet politique autochtone concurrent du projet colonial.
- Musique diffusée : Joanne Shenandoah, I may want a man
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