Qui étaient les "mauvaises filles" que la justice des années 1950 prétendait punir ? Véronique Blanchard, auteure de "Vagabondes, voleuses, vicieuses" (François Bourin, septembre 2019) y répond dans cet ouvrage éclairant.
- Aurélie Marcireau Rédactrice en chef adjointe du nouveau magazine littéraire
- Véronique Blanchard Historienne, enseignante-chercheuse à l’Université d’Angers
Vagabondes, voleuses, vicieuses ( François Bourin, 2019) interroge la construction sociale de la déviance féminine. Cet ouvrage repose sur un travail archivistique considérable, puisque Véronique Blanchard, historienne et chercheuse à l’ École nationale de protection judiciaire de la jeunesse s'est fondée sur plus de 450 dossiers individuels du Tribunal de la Seine, depuis la Libération jusqu'à la fin des années 1950. Elle est notre invitée, co-interviewée par Aurélie Marcireau du Nouveau Magazine Littéraire.
Qu'est-ce qui était réellement reproché à ces mineures ? Pourquoi étaient-elles la plupart du temps enfermées dans des institutions religieuses, à l'issue de l'enquête menée à leur sujet ? Comme elle le rappelle, l'historienne a également été éducatrice ; à l'origine de son ouvrage : la prise de conscience du traitement différencié entre les filles et les garçons de la part de l'institution judiciaire.
Elles ne sont pas au tribunal pour enfants pour ce qu'elles ont fait, mais parce qu'elles agissent d'une manière qui ne convient pas aux normes qu'on leur impose à l'époque. [...] On attend d'elles qu'elles soient dociles, on attend d'elles qu'elles soient plus à l'intérieur qu'à l'extérieur, on attend d'elles qu'elles ne fréquentent pas les garçons, on attend d'elles bien sûr qu'elles n'aient aucune relation sexuelle avant le mariage, on attend d'elles qu'elles se préparent à être une bonne épouse, puis une bonne mère, on attend d'elles qu'elles soient obéissantes, on attend d'elles qu'elles soient intelligentes, mais pas trop.
(Véronique Blanchard)
À la fin de la guerre se met en place une justice dite éducative, qui prône la bienveillance envers des mineurs qu'on ne veut plus voir comme coupables, mais comme victimes. L'ordonnance de 1945 crée le poste de Juge des enfants, tel qu'on le connaît encore aujourd'hui. A l'époque, ces juges sont toujours des hommes. Alors que la loi leur ménage une grande autonomie, ces juges vont remplacer la loi par la norme. Ainsi l'ouvrage de Véronique Blanchard questionne-t-il la construction des normes de genre : on blâmait ces jeunes femmes pour leurs comportements de garçons bien plus qu'on ne les accusait de délits. Parmi elles, une figure majeure se détache, celle qui est devenue l'écrivaine Albertine Sarrazin. Dans L'Astragale, La Cavale, ou son Journal de Fresnes, elle relate son adolescence, depuis l'enfermement dans un Bon Pasteur à la demande de ses parents, jusqu'à l'incarcération.
On peut parler d'une justice de classe, et les questions qui se posent pour les filles de classes plus bourgeoises. le contrôle se fait beaucoup plus par la famille.
(Véronique Blanchard)
Elles viennent d'où, les jeunes filles ? Ça, c'est une de mes grandes surprises. Elles viennent bien sûr de Paris. Elles viennent de la région parisienne, mais elles viennent de partout en France parce que c'est des filles qui sont, même si on le leur interdit, extrêmement mobiles. Et certaines sont capables de traverser la France, de Marseille à Paris en passant, en passant par la Normandie ou la Bretagne. J'ai tenté de faire des parcours des trajectoires de jeunes filles dans ces années 1950 en France, c' est absolument incroyable. L'auto-stop étant à l'époque un très bon moyen de locomotion.
(Véronique Blanchard)
Alors, ce qui est très marquant, c'est bien sûr la question du fait qu'on est juste après la guerre et que la mort rôde dans toutes ces familles. Et on le note. Les assistantes sociales l'écrivent. Et pourtant, rien n'est fait pour travailler autour du trauma que ça peut impliquer d'avoir des frères et sœurs qui sont morts, une mère et un père. Il y a beaucoup d'orphelins dans mon corpus. Donc voilà, il y a quelque chose comme une dissociation entre le vécu traumatique de ces jeunes filles et la façon ensuite dont on va les accompagner pour vivre ce trauma. Deuxième chose la question des violences sexuelles et des violences sexuelles intrafamiliales. J'ai été extrêmement marquée par les nombreux témoignages de ces jeunes filles. Vous imaginez ce que ça veut dire quand même, en 1950, d'aller dans un commissariat? On dit aujourd'hui à quel point c'est difficile, alors essayons de nous projeter dans ce que c'était en 1950, de raconter avec des mots que parfois, on a même pas parce qu'on ne connaît pas les mots. Et pourtant, elles racontent. Elles disent, elles le répètent devant le juge des enfants. Et rien, rien n'est fait. Elles ne sont pas entendues et parfois même, elles sont considérées comme coupables de ce qu'elles ont vécu.
(Véronique Blanchard)
Issu de de sa thèse de doctorat, Vagabondes, voleuses, vicieuses révèle la peur sociale qu'engendrait la sexualité des jeunes filles. Pour l'institution, leur présence à l'extérieur des foyers et le fait qu'elles aient une sexualité hors mariage constituaient une voie inéluctable vers la prostitution. Véronique Blanchard dévoile à quel point cette obsession sociale était une chimère en réalité. Placées dans des congrégations religieuses, les filles de justice l'étaient souvent pour rassurer les familles. La loi de la correction paternelle permettait en effet aux pères de demander l'enfermement de leurs filles, jusqu'en 1958.
L'historienne rappelle enfin combien la violence féminine faisait l'objet d'une invisibilisation systématique, systématiquement rattachée à des déterminants biologiques, et pathologisée. Elle interroge avec nous la permanence de ces considérations. Il en va de même pour les termes dont usaient les juges et les psychiatres des années 1950 : "vicieuse", "perverse", autant de mots qui étaient absents des catégories juridiques - et pourtant mobilisés de façon récurrente. Pour l'historienne, les mauvaises filles que les archives lui ont fait voir ont permis l'existence du féminisme des années 1970, quand bien même elles ne s'en revendiquaient presque jamais. En commun : "la soif de liberté et d'égalité", comme elle le dit.
Je pense qu'il y a une impossibilité à penser la question de la sexualité des filles et des garçons de manière équilibrée, c'est à dire que, d'une certaine manière, tout est mis sur la responsabilité des jeunes filles. Elles doivent résister à la libido des garçons, c'est à dire que tout est fait à la fois dans l'éducation et ensuite dans l'accompagnement de ces jeunes filles, que ce soit au sein de leur famille ou au sein des institutions, pour qu'elles comprennent qu'elles doivent résister aux assauts masculins. Et si elles ne résistent pas, elles sont fautives. Donc, il y a vraiment quelque chose là, de très historique, de très ancien et qui est encore une bataille que nous avons à mener.
(Véronique Blanchard)
Extraits sonores :
- Albertine Sarrazin et la société, "je n'ai pas en moi de haine, je n'ai pas de passion" (Entretien avec Jean-Pierre Elkabbach, 1965)
- "Le procès de Bobigny", extrait de la reconstitution d'Emilie Rousset
- Marlène Schiappa sur TV5 Monde (23/12/2017)
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