La gauche pourrait-elle être devenue anti-humaniste, anti-progressiste et anti-universaliste ? Dans quelle mesure certains de ses courants se défont-ils aujourd'hui de l'héritage des Lumières ? On en discute avec la philosophe Stéphanie Roza, auteure de "La gauche contre les lumières" (Fayard).
- Stéphanie Roza Chargée de recherches au CNRS, spécialiste des Lumières et de la Révolution française.
Comment expliquer l'hostilité croissante à l'égard de l’universalisme, du rationalisme, du progressisme des Lumières, de la part de certains mouvements de gauche pourtant censés s'orienter vers l’émancipation humaine ? C’est la question que pose notre invitée, Stéphanie Roza, agrégée et docteure en philosophie politique, chercheuse rattachée au CHSPM (Paris I Panthéon-Sorbonne) et chargée de cours à l’université Paris I. Ses recherches portent sur l’utopie, l’histoire de la pensée républicaine en lien avec les origines du socialisme moderne et l’archéologie des sciences sociales.
Sa dernière publication, La gauche contre les Lumières (Fayard, 2020), part du constat suivant : S’élève à l’heure actuelle, dans une partie du monde académique et militant, un véritable tir de barrage contre la "raison impériale raciste" supposée à l’œuvre dans les principes politiques, les mouvements ou les partis du projet humaniste des Lumières du XVIIIe siècle, assimilé à un dessein impérialiste, néocolonial, mâle et oppresseur, "blanc". Une véritable volte-face historique d’une partie des courants de gauche aurait ainsi été opérée.
Une partie de la gauche considère cet héritage des Lumières comme hypocrite, à dénoncer. Ils confondent les limites des philosophes qui ont porté les premiers cet héritage avec son contenu objectif […] Les hommes de la première Constituante ont proclamé les droits de l’Homme, et il s’est avéré qu’une large partie d’entre eux n’avait pas intention de les appliquer…
(Stéphanie Roza)
Stéphanie Roza revient en outre sur une définition de la "gauche" telle qu’évoquée dans son livre, à savoir : l’ensemble des prises de position explicitement porteuses de projets de subversion de l’ordre existant au profit des dominés, et ce depuis la Révolution française. La gauche serait donc bien l’héritière privilégiée de la tradition universaliste, rationalise, progressiste.
Contrairement à ce qu'ils affirment, le contenu essentiel des arguments [de ces penseurs de gauche] n’a rien de nouveau, il se trouve déjà dans la pensée conservatrice.
(Stéphanie Roza)
Ce n’est pourtant pas la prérogative du camp des "anti-Lumières" : Stéphanie Roza évoque notamment l’ouvrage fondateur de Zeev Sternhell, Les anti-Lumières (Fayard, 2006), qui met en évidence l’émergence d’un mouvement retrouvant sa raison d’être dans "la révolte contre les Lumières"; un mouvement à considérer selon lui comme une "autre modernité" ayant pour objectif la restauration de l’unité du monde médiéval marqué par le "primat de la tradition".
La philosophie des Lumières est dès le départ auto-critique, polémique : les philosophes discutent, débattent entre eux, ne sont pas d’accord sur tous les points.
(Stéphanie Roza)
Selon Stéphanie Roza, la reconstitution à laquelle se livre Zeev Sternhell de cette tradition alternative aux Lumières ne fait quasiment aucune place aux auteurs de gauche - à l’exception, précise-t-elle, de quelques socialistes finalement tentés par le fascisme, comme Marcel Déat. Une critique des Lumières a donc émergé, s’élevant contre l’héritage des droits "bourgeois" ou contre un supposé despotisme du rationalisme… Pour exemple, la critique récente par Thomas Piketty de l’idéologie propriétariste héritée de la Révolution française.
En fin de compte, demande Stéphanie Roza, est-on confrontés à des critiques radicales des Lumières, rejetant leur héritage en bloc, ou à des critiques partielles ? Les reproches sont-ils homogènes ou irréductibles les uns aux autres ?
Pour se libérer de la tutelle coloniale, les anticolonialistes qui ont chassé les impériaux de leur pays […] se sont servis de l’universalisme des Lumières pour le retourner contre leurs colonisateurs.
(Stéphanie Roza)
L’universalisme a fait ses preuves, on ne peut pas en dire autant de postcoloniaux.
(Stéphanie Roza)
Extraits sonores :
- Jean-Claude Michéa à l’occasion de la parution de Notre ennemi, le capital aux éditions Flammarion en 2018 (Deux minutes papillon par Géraldine Mosna-Savoye, 19/01/2017)
- Hô Chi Minh : Esquisse pour un portrait politique (Gérard Guillaume, 1973)
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