Cécile Ladjali : "Mon petit roman, c’est surtout l’occasion de retrouver les œuvres immenses de Kafka et Hedayat" : épisode 4/5 du podcast Littérature française : l'air du temps

Cécile Ladjali
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Cécile Ladjali, écrivain et enseignante, vient nous parler de son dernier roman, "La fille de Personne" (Actes Sud, mars 2020). Le lecteur y est plongé dans l'intimité de deux écrivains flamboyants du XXe siècle : Franz Kafka et Sadegh Hedayat.

Avec

Cécile Ladjali est écrivain (elle n'aime pas le terme "écrivaine"), mais avant tout professeure de français : après avoir enseigné dans le secondaire pendant quinze ans en Seine Saint-Denis, puis à l'Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, elle enseigne aujourd'hui le français à de jeunes sourds dans le Lycée privé Morvan, à Paris, ainsi que l'écriture dramatique à La Salle Blanche. 

Professeure énergique et atypique, disciple passionnée de George Steiner disparu récemment, elle défend avec ferveur "l'élitisme pour tous" en prônant l'étude de Shakespeare, Baudelaire ou Sophocle en R.E.P. À l'heure où les écoles rouvrent au compte-goutte, elle s'inquiète de la rupture de transmission qui a eu lieu ces derniers mois et expose sa vision de l'enseignement, en lien avec l'image de "despote intérieur" dont parlait Steiner :

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Il faut, pour être un bon maître, ce mélange extrêmement beau d’exigence, de despotisme et d’empathie : une exigence aimante.                  
(Cécile Ladjali)

Écrivain reconnu par ailleurs avec des romans comme Shâb ou la nuit (2013), Illettré (2016) ou Bénédict (2018), elle sort aujourd'hui son 12e roman, toujours chez Actes Sud. La fille de Personne est une fresque enivrante sur la quête des origines, paternelles mais aussi littéraires. En nous transportant aux côtés de deux écrivains maudits, Franz Kafka et Sedagh Hedayat, son auteure nous offre un vibrant plaidoyer pour la création littéraire, les "fratries d'auteurs" et les "généalogies d'artistes", sans oublier le rôle fondamental du lecteur. 

C’est un livre sur la figure du père, le père absent que l’on cherche éperdument. Luce Notte c’est un oxymore vivant : le jour et la nuit. Elle a le sentiment qu’elle n’existe pas au monde parce qu’elle n’a jamais connu son père. Il va falloir qu’elle retrouve un père, spirituel peut-être, qu’elle va fantasmer à travers ces deux immenses écrivains, Franz Kafka et Sadegh Hedayat, pour pouvoir être écrite par eux et ne plus être "la fille de Personne".                
(Cécile Ladjali)

Mon petit roman, c’est surtout l’occasion pour le lecteur de retrouver les deux œuvres immenses de Franz Kafka et Sadegh Hedayat.                
(Cécile Ladjali)

La narratrice, Luce Notte, élevée en Allemagne, est fille d’une mère italienne et d’un père persan qui l’a abandonnée à la naissance. Sur son lit de mort, la mère de Luce demande à sa fille de partir à la recherche de son père, à l'aide de « données contradictoires et d’une photo déchirée ». Hantée par cette quête du père qu’elle idolâtre et haït tour à tour, Luce prépare sa thèse sur "les livres à l'épreuve du feu", part à Prague comme jeune fille au pair chez la famille Kafka et y rencontre le jeune Franz, "docteur en droit entiché de littérature" qui se morfond à travailler dans une compagnie d'assurance. Une amitié nourrie de littérature se noue entre les deux jeunes gens. Quarante ans plus tard, Luce, devenue libraire à Paris, rencontre Sadegh Hedayat, auteur iranien exilé et suicidaire. Elle lui trouve des points communs avec Franz, et remplit une fois de plus le rôle d'"accoucheuse de rêves" des poètes... 

Luce était aussi pour moi l’occasion de dire une chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est qu’il existe des fratries d’écrivains. J’avais envie, à la faveur de la fiction, de faire en sorte que ma petite Luce tisse un lien entre Franz Kafka et Sadegh Hedayat, parce qu’à bien des égards, dans leur esthétique, leur pensée, leur façon de concevoir la littérature et le monde à travers elle, il y a énormément de points communs.                
(Cécile Ladjali)

Franz Kafka et Sadegh Hedayat, d'ailleurs surnommé le "Kafka iranien" et qui a été le premier à traduire les oeuvres de l'écrivain tchèque en farsi, partagent en effet beaucoup : une relation problématique au père, une nature profondément mélancolique, la tentation de détruire leur œuvre par le feu, l'ennui dans une compagnie d’assurance pour l'un, une banque pour l'autre, quand seule la littérature les anime... Ce qui intéresse Cécile Ladjali, c'est aussi leur rapport à la langue, celle qu'ils utilisent pour écrire et qui n'est pas leur langue natale, avec laquelle ils entretiennent une relation ambigüe :

En tant que lectrice, c’est à la faveur de cette lutte avec les mots, avec la langue, que je mesure toujours la puissance d’une œuvre littéraire. Quand on sent vraiment que, même si l’écrivain savait que le combat était perdu d’avance, il a engagé une lutte le mettant en danger avec le langage.                
(Cécile Ladjali)

On a beaucoup parlé de Kafka en cette période de pandémie, relevant volontiers des traits communs entre la situation mondiale actuelle et l'oeuvre du maître tchèque : l'inefficacité de la bureaucratie et de l'administration pourtant toutes-puissantes, l'aliénation, le sentiment d'enfermement... 

Il y a une forme d’aliénation des consciences au réel dans les romans de Kafka, une impossibilité de sortir de la nasse et de ne pas subir : aliénation qui a peut-être été la nôtre pendant ces deux mois et qui continue à l’être. (…) Je suis frappée par les yeux qui se baissent quand on croise quelqu’un aujourd'hui (…), par la cadence des pas des gens qui marchent lentement et auxquels j’ai envie de dire qu’ils sont en pleine santé. Il y a quelque chose qui nous a broyés, mais on va se relever parce qu'il y a les livres et les librairies ont rouvert !                
(Cécile Ladjali)

À noter également, la publication d'une nouvelle traduction aux Éditions Nous des Journaux de Franz Kafka, par Robert Kahn -son oeuvre ultime, puisqu'il nous a quittés le 6 avril dernier. 

La Grande table idées
33 min

Extraits sonores :

  • Marthe Robert sur la langue de Kafka au micro de Katharina von Bulow ("A Voix nue", France Culture, 27 décembre 1991)
  • Extrait de la Symphonie n°9 en Ré majeur de Gustav Mahler dirigé par Adam Fischer avec l’orchestre du Düsseldorfer Symphoniker (Cavi Music)
  • George Steiner sur le rôle du professeur au micro d’Antoine Spire ("A voix nue", France Culture, 14 décembre 1996)

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