En 1963, le poète Yves Bonnefoy publie un article à charge contre la poésie de Paul Valéry. Loin de toute polémique mondaine, son texte s'en prend aux formes "idéales" de Valéry, et à son absence de considération pour les choses qui disparaissent.
"Il faut oublier Paul Valéry." La phrase claque comme un étendard dans une rafale. Véhémente et impérative, elle apparait sous la plume d'un poète qui ne nous a pourtant pas spécialement habitué au ton polémique, loin s'en faut : puisqu’il s’agit du poète, apparemment calme, Yves Bonnefoy.
On trouve cette phrase dans un article publié en 1963 (et repris dans l’essai L’Improbable), qui s'attaque à Paul Valéry, en s'ouvrant sur la pique suivante, je cite : "Il y avait une force dans Valéry, mais elle s'est égarée." Pourquoi cette charge d'Yves Bonnefoy contre l'auteur des Charmes et de la Jeune Parque ? On est bien loin du règlement de compte.
je me souviens de celui que j'écoutais au Collège de France en 1944, être si gracieux d'un esprit si délié, et pourtant si vain, forme décolorée comme les ombres de ses dialogues, eux-mêmes déjà des ombres. Et je pense qu'il fut dans notre temps le seul vrai poète maudit, à l'abri du malheur sans doute et de l'imagination du malheur mais condamné aux idées, aux mots (à la part intelligible du mot), faute d'avoir aimé les choses, et privée de cette essentielle joie mêlée de larmes qui arrache d'un coup l'œuvre poétique à sa nuit."
Yves Bonnefoy se souvient ainsi du spectre de Paul Valéry dans ses dernières années. Il accuse sa poésie de rien moins que d'avoir ignoré la mort, la fêlure, l'obscur, le défaut... bref, la petite (ou la grande) chose qui fait vivant, dans le poème comme dans la vie. Les poèmes de Valéry seraient chargés d'une forme idéale où chaque mot semble résonner à la manière d'une idée, irréelle, comme dans un jeu et une symétrie, que Bonnefoy récuse vertement.
Peut-être frappé lui-même par la particulière virulence de ses propres mots, Yves Bonnefoy prolonge son article par une note de bas de pages. Je cite :
Ai-je critiqué Valéry ? Je l'ai pris au sérieux, me semble-t-il, c'est un honneur que l'on ne peut faire qu'à un bien petit nombre d'écrivains [...] C'est une lutte privée.
On est donc bien loin de la polémique littéraire superficielle et mondaine. La charge de Bonnefoy contre Valéry n’attaque pas son talent, elle est d'ordre poétique et privée. Bonnefoy lit la poésie de Valéry comme idéale et abstraite, mais il le fait au prisme de sa propre poésie à lui, Bonnefoy, qui prend en compte la blessure, le noir, ce qui disparait et qu'il nomme le réel.
Comme par une ironie du destin, Yves Bonnefoy occupera, en 1981, la chaire de poétique du Collège de France, celle-là même dans laquelle Paul Valéry a siégé jusqu'à sa mort en 1945.
En 2016, un troisième poète, Michel Deguy revient sur l’opposition entre Bonnefoy et Valéry dans une conférence qu’il ouvre ainsi je le cite : "Non, je n'ai jamais oublié Paul Valéry." Il rappelle l'importance des vers du poète pour toute une jeunesse, née dans la première moitié du 20ème Siècle. Deguy écrit de plus :
c’était en tant que poète que [Valéry] était élu au Collège de France à une chaire de poétique, c’est en poéticien que de plain-pied avec les intelligences et les pouvoirs il se faisait entendre. Pour la dernière fois donc la poétique était au cœur du Débat, de la gigantomachie idéologique du Temps.
Mais était-ce vraiment "pour la dernière fois" que la poétique s'est tenue au cœur du débat ? le Temps nous le dira, peut-être.
Musique : John Carpenter, Purgatory (John Carpenter's Lost Themes)
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