L’inquiétant M. Le Bail dans le "Cheval d’orgueil" de P.-J. Hélias

Pierre-Jakez Hélias en 1980
Pierre-Jakez Hélias en 1980 ©Getty - Louis MONIER / Gamma-Rapho
Pierre-Jakez Hélias en 1980 ©Getty - Louis MONIER / Gamma-Rapho
Pierre-Jakez Hélias en 1980 ©Getty - Louis MONIER / Gamma-Rapho
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Dans ses "Mémoires d'un Breton du pays bigouden", Pierre-Jakez Hélias rapporte une rencontre avec la figure, au premier abord inquiétante, de Georges Le Bail député-maire de Plozévet. Il vient annoncer au jeune Hélias une révolution linguistique.

Né en 1914 sur l'une des pointes avancées de la Bretagne, dans le village de Pouldreuzic, à l'ouest de Quimper dans le Finistère, l'écrivain Pierre-Jakez Hélias est l'auteur d'un récit extraordinaire intitulé Le Cheval d'orgueil. Pourquoi ce titre ? Parce qu’Alain Le Goff, son grand-père, paysan pauvre du pays bigouden, ne possédait pas de cheval si ce n'est celui, immatériel et puissant, de l'Orgueil.
 

Pierre-Jakez Hélias consigne et accumule, dans ce récit autobiographique, une collection pharaonique de détails de la vie bretonne au début du 20ème siècle. Les vêtements, la nourriture, les paysages, les chemins, les légendes et les contes oraux, la forme, l'espace et l'organisation de la ferme familiale, les systèmes de culture, et les cultes bretons. Tout défile sous la plume de l'écrivain bercé par Giono, les légendes celtes, et les flux de grande prose... Mais soudain, au milieu du récit, un homme apparait.
 

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"une ombre énorme bouche complètement la porte ouverte sur le soleil du dehors. Est-ce que ce sont des manières ! Quelqu'un de notre compagnie n'entrerait jamais ainsi, sans s'annoncer dès le dehors, sans demander à haute voix s'il y a quelqu'un. C'est sûrement un étranger, donc un danger pour moi. [...] J'ai appris à me défier des femmes sans coiffes et des hommes qui ne portent pas au moins une casquette à défaut d'un chapeau à rubans. [...] Je reste immobile sur ma marche d'escalier, tout le corps noué d'angoisse.

L'étranger avance dans le couloir, tranquillement, comme quelqu'un qui rentre chez lui. Sans m'accorder un regard, il entre dans la cuisine. Maintenant je le vois distinctement. Sur la tête il a un chapeau en forme de marmite renversée. Il est vêtu d'un long manteau noir avec de la fourrure au col. En plein été. Sous le menton, il porte un col blanc à grandes pointes cassées et une cravate noire à nœud avec quelque chose qui brille dessus. C'est un monsieur.

Il revient vers moi. Puis il me prend la joue entre le pouce et l'index et j'entends sa voix rude. J'entends mais je ne comprends pas. Il doit parler français. Des mots français j'en ai déjà entendu, mais ce n'était pas ceux-là. Soudain, j'éclate en sanglots. Et lui se fâche. Il n'a pas l'air commode cet homme-là. Un instant après, il me demande, en breton cette fois.

- Il n'y a que vous à la maison, où est votre père ? Vous direz à votre père que Monsieur Le Bail est venu le voir. Monsieur le Bail de Plozévet. Vous vous souviendrez ? Monsieur le Bail."

L'homme qui vient d'entrer ainsi sans manières dans la maison du jeune Hélias terrorisé, cet inquiétant monsieur Le Bail n'est autre que le député maire de la commune de Plozévet, Georges Le Bail. Il siège à la Chambre, où il représente une fraction de ceux que l'on appelait alors les « Rouges », en guerre sourde contre les « Blancs ». Le parti des Rouges défend la République et l'école publique, car elle représente, je cite Hélias : "le seul bien qui ne se lègue pas de père en fils", par opposition aux Blancs qui ont pour eux l’Église bretonne. Monsieur Georges Le Bail est donc venu de Plozévet pour informer la famille du jeune Hélias qu'il doit apprendre le français et, par conséquent, commencer à se défaire de son breton maternel. 

Et c'est la première intrusion violente d'un dehors politique et linguistique dans la vie d'un enfant. 

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