Dans son essai "La Société contre l’État", l'anthropologue Pierre Clastres rapporte et analyse un mythe des indiens Chulupi du Paraguay. Le récit désopilant d'un vieux chamane qui comprend mal (ou trop bien) tout ce qu'on lui dit.
"De quoi rient les indiens ?" La question est à la fois simple, importante et profonde. Elle est posée par l'anthropologue Pierre Clastres dans le chapitre 6 de son fameux essai La Société contre l'état. Cette anthropologie politique, publiée en 1974, démontre que, loin d'être "archaïque", l'organisation de certaines communautés d'indiens d'Amérique échappe largement au système étatique des sociétés occidentales, et met en crise le statut et le commandement des chefs, des leaders ou des rois. Bref, de tous les porteurs de charisme.
Dans ce chapitre 6 donc, Pierre Clastres reproduit, dans leur longueur, deux mythes qui circulent parmi les indiens Chulupi dans le sud de la région du Chaco au Paraguay, et que l'anthropologue a lui-même recueilli. Deux mythes comiques dont l’un porte un titre en soi déjà amusant, je cite : « L'homme à qui l'on ne pouvait rien dire ». Extrait.
Le vieil Indien rentra chez lui. Il y rencontra sa petite-fille : elle lui apportait son enfant malade pour qu’il le soigne, car c’était un chamane. - Grand-père ! Soigne donc ton arrière-petit-fils qui a de la fièvre ! Crache ! - Oui ! je vais le soigner tout de suite. Et il commença à cracher sur le garçonnet sans s’arrêter, le recouvrant complétement de salive. La mère de l’enfant s’exclama : - Mais non ! Il faut souffler ! souffle aussi ! Soigne-le mieux, voyons ! - Oui, oui ! Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Tu m’as demandé de cracher sur mon arrière-petit-fils, mais pas de souffler. Alors, moi j’ai craché ! Obéissant à sa petite-fille, le vieux se mit à souffler sur l’enfant, à souffler et souffler sans arrêt. Au bout d’un moment la femme l’arrêta et lui rappela qu’il fallait également chercher l’esprit du malade. Le grand-père se leva aussitôt et se mit à chercher, soulevant les objets dans tous les coins et recoins de la maison. - Mais non, grand-père ! Assieds-toi ! Souffle ! Et chante donc ! - Mais pourquoi me le dis-tu seulement maintenant ? Tu me demandes de chercher mon arrière-petit-fils : alors moi je me suis levé pour le chercher !
L'histoire du chamane se déroule ainsi parmi des citrouilles, des enfants malades, des ânes et du tabac. Elle se poursuivra avec du sang, du sexe, de la cruauté et des rires. Ce n’est pas que le vieil indien ne comprend rien à ce qu’on lui dit. Il comprend plutôt trop bien et applique tout ce qu'on lui ordonne absolument à la lettre, et avec un zèle appuyé. On lui dit d'aller chercher les gens pour manger, il convoque tout le village, on lui dit de chercher les esprits invisibles, il le guette dans l’espace avec ses yeux. Le chamane est un adepte du premier degré.
Dans son analyse de ce mythe, pour nous sale et méchant, Pierre Clastres insiste sur le fait que le chamane incarne traditionnellement chez les Chulupi une figure d'autorité, celle d'une personne charismatique, que d’ordinaire la communauté craint et admire. Or, dans ce récit tout marche à l'envers. Le chamane est ridicule et il ne remplit en rien les tâches de la médecine qui lui incombent d'ordinaire. Bien au contraire, il empire tout ce qu’il touche, et ce sur quoi il souffle, ou crache.
L'ordre politique quotidien se trouve donc renversé par le récit, sous de grands éclats de rire cathartique. Le mythe met le monde à l'envers et Pierre Clastres résume ainsi les choses: « Les Chulupi font au niveau du mythe ce qui leur est interdit dans le réel. »
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