Le 8 octobre 2020 plusieurs oeuvres de l'écrivain britannique George Orwell sont parues dans la prestigieuse collection « La Pléiade » des Editions Gallimard - plusieurs oeuvres dont "1984", une dystopie initialement parue en 1949, qui fait écho au monde d'aujourd'hui.
- Philippe Jaworski Professeur émérite de littérature américaine à l'université Paris-Diderot.
Quels parallèles faire entre le monde d’aujourd’hui et celui décrit par George Orwell dans « 1984 » ? L’écrivain britannique publiait ce roman d’anticipation au succès international en 1949. Plus de 70 ans après, dans un contexte où nos existences sont intimement bouleversées par la pandémie, George Orwell entre dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. En quoi ce que décrit George Orwell dans « 1984 » fait-il écho à ce qui se joue à notre époque ? Peut-on comparer l’univers orwellien et l’ère contemporaine ? Se plonger dans « 1984 », est-ce une opportunité pour résister au monde de 2020 ?
Guillaume Erner reçoit Philippe Jaworski, professeur émérite de littérature américaine à l'université Paris-Diderot, a dirigé et traduit l’oeuvre de George Orwell parue le 8 octobre 2020 dans la Collection « La Pléiade » chez Gallimard :
« 1984 » - quelle résonnance pour les lecteurs contemporains ?
Philippe Jaworski :"C'est un roman très puissant, si l'on en juge par le succès qu'il a depuis sa publication. Ce n'est peut-être pas un roman aussi bien écrit, aussi parfait que « La ferme des animaux », qui est un véritable bijou, mais c'est un roman très puissant, en particulier parce qu’il propose des images très fortes de ce qu’Orwell et nous autres aujourd'hui, appelons le totalitarisme."
Pourquoi « 1984 » nous parle-t-il autant ? Comme le précise Philippe Jaworski : "C’estune vaste question, sans doute pour des raisons assez complexes et peut-être contradictoires. Une première chose, c'est qu'il est à peu près certain qu’Orwell a mis en image les terreurs suscitées par le totalitarisme : la mise en place d'une société dans laquelle les individus ont perdu absolument toute liberté, jusqu'à la liberté de penser. Orwell pousse l'emprise et le contrôle du parti, de l'Etat, de l'Etat parti, sur les individus jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. On apprend, par exemple, dans le cours du roman, que le bourreau du protagoniste Winston Smith (qui a osé tenter une révolte contre le régime O'Brien) a la possibilité de pénétrer dans les rêves du personnage Ça va très très loin dans son intimité la plus la plus profonde. Donc, il y a une mise en récit et en images de ce scénario qui déshumanise complètement l'homme, qui le prive de sa qualité de sujet."
On n'a plus le droit d'avoir des sentiments personnels. Il y a deux passions seulement qui sont très soigneusement contrôlées et manœuvrés par le régime : c'est la haine et la vénération du guide, du chef. Philippe Jaworski
Philippe Jaworski : "On ne peut plus rêver, on n'a plus le droit de rêver, on n'a plus le droit d'imaginer. On n'a plus le droit d'avoir des sentiments personnels. Il y a deux passions seulement qui sont très soigneusement contrôlées et manœuvrés par le régime : c'est la haine - parce qu'un régime totalitaire a toujours besoin d'un ennemi intérieur ou extérieur (il en faut tout le temps et si on n'en a pas, on en fabrique un, c'est bien connu) c'est la haine d'un côté donc, et c'est la vénération du guide, du chef. Le régime organise régulièrement des rites de célébration du parti et du grand frère en particulier, qui est le guide (qui est une idée plus qu'une personne) et des rites d'exécration, de détestation vis-à-vis des ennemis."
Les personnages sont des fonctions
Philippe Jaworski : "C'est un roman où les personnages sont des fonctions. Il y a l'ogre, l'homme révolté, la belle. Ils sont là pour représenter chacun quelque chose. Il y a toujours un élément de l'allégorie chez Orwell. En tant que romancier, on l'appellerait peut-être aujourd'hui un romancier à thèses. Ce sont les idées qui lui importent."
Orwell est un pamphlétaire d'abord, c'est un pamphlétaire, issu de la grande tradition protestante anglaise, qui croit à la puissance du mot, à la puissance du verbe. Un pamphlet est fait pour secouer, ébranler le lecteur et l'amener éventuellement à réagir. Il y a au fond de « 1984 », la vigueur, la rage, la colère du pamphlétaire. C'est un peu la raison pour laquelle je pense qu’on se tromperait en faisant de « 1984 » un roman simplement limité à la dénonciation du totalitarisme. Philippe Jaworski
Philippe Jaworski : "Je crois que le message d'Orwell - c'est un terme qu'il affectionnait- le message d'Orwell se trouve dans les épreuves qu'il fait subir à son protagoniste à partir du moment où il a commis un geste interdit : aller acheter un cahier vierge chez un brocanteur pour écrire ses impressions, ses souvenirs. C'est une série d'épreuves auxquelles il le soumet. Et c'est là, je crois, qu'il faut chercher l'actualité du roman. Ce à quoi le livre renvoie, c'est la responsabilité du lecteur."
Le salut de l'amour physique
Philippe Jaworski : "Il y a deux choses dans l'amour : il y a le sentiment et la sexualité. Le roman totalitaire, en tout cas, celui de George Orwell, interdit toute vie sentimentale : il n’y a que la haine et l'adoration et le culte du grand frère. La vie individuelle est limitée à ces deux affects, à ces deux passions."
"Il y a la sexualité. Comme Orwell l'explique très bien par l'intermédiaire justement de son personnage féminin, Julia, la sexualité est aussi proscrite, parce que le plaisir est proscrit et parce que la sexualité doit être très soigneusement contrôlée."
Vous trouvez ça dans beaucoup d'utopies : le contrôle de l'individu passe aussi par le contrôle de sa sexualité. Philippe Jaworski
L’œuvre d’Orwell
Philippe Jaworski : "Je pense que tout Orwell n’est pas dans « 1984 » et même si on veut comprendre ce qu'il nous dit sur le totalitarisme, il faut le lire en amont, c'est-à-dire lire au moins une partie de sa production antérieure, particulièrement les grands essais politiques qui proposent des éléments de réponse à la situation de « 1984 ». « 1984 » nous décrit un régime totalitaire. Il est déjà trop tard. Les dés sont pipés. Tout est joué et Winston Smith n'arrivera jamais au bout de ça, au bout de sa révolte. Le lecteur le sait très tôt, lui-même le sait très tôt."
Si l'on veut comprendre pourquoi il est trop tard et comment on en est arrivé là, il faut lire les essais politiques d’Orwell, qui pointent la responsabilité des intellectuels, la responsabilité de la presse et la lâcheté des gens, le conformisme, etc. Philippe Jaworski
Philippe Jaworski : "Tout ça n'est pas exposé aussi clairement que je le dis dans « 1984 ». Voilà pourquoi il faut lire aussi ce grand essai politique."
Vous pouvez écouter l'interview en intégralité en cliquant sur le player en haut à gauche de cette page.
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Informations complémentaires sur La Pléiade George Orwell / Gallimard :
Édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaboration de Véronique Béghain, Marc Chénetier et Patrice Repusseau. No 651 de la collection.
Le volume contient : préface, chronologie, note sur la présente édition ; Dans la dèche à Paris et à Londres ; En Birmanie ; Wigan Pier au bout du chemin ; Hommage à la Catalogne ; La Ferme des animaux ; Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ; Croquis et essais ; notices et notes ; lexique analytique du traducteur ; bibliographie.
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