

"Liberté, Egalité, Fraternité", la célèbre fresque monumentale en bleu blanc rouge de l’artiste de street art, Obey, peinte sur le mur d'un immeuble du 13è arrondissement parisien a été revisitée par un collectif d'anonymes, qui y ont peint des larmes de sang et rayé la devise républicaine.
- Paul Ardenne Critique d’art, historien de l’art, commissaire d’exposition et écrivain
Sur l’un des murs de l’immeuble situé au 186 rue Nationale à Paris, dans le 13è arrondissement, Marianne pleure désormais des larmes de sang… La célèbre fresque monumentale en bleu blanc rouge de l’artiste de street art, Obey, visible depuis la ligne (6) du métro aérien, a été revisitée dans la nuit du 13 au 14 décembre 2020, par des graffeurs anonymes. Ceux-ci sont directement intervenus sur l’oeuvre, ils y ont peint des larmes de sang et ont rayé la devise républicaine qui y était inscrite : "Liberté, Egalité, Fraternité". Art ou vandalisme ?
Guillaume Erner reçoit Paul Ardenne, écrivain et historien de l’art, auteur notamment de « Heureux, les créateurs ? » ed. La Muette, co-auteur avec Marie Maertens de « 100 artistes du Street Art », ed. La Martinière (2011).
Qui est l’artiste Obey ?
Paul Ardenne : "Il s'agit d'un artiste américain dont le vrai nom est Frank Shepard Fairey, 50 ans, né en 1970, à Charleston, en Caroline du Sud (Etats-Unis). C'est quelqu'un qui est très connu, qui fait partie du top twenty (du top 20) du club des street artistes au niveau international. Et il l'est depuis l'élection de Obama, depuis la campagne électorale du président Obama, puisqu’il s'était rendu célèbre en faisant un très beau portrait mural d'Obama avec à côté de ce portrait, le mot HOPE, (ESPOIR)."
"C'est quelqu'un qui, au fond, est sorti de la rue depuis bien longtemps. De même qu'il y travaille encore, mais on va dire que s’il y travaille à présent, c’est de façon officielle, bien souvent avec des commandes comme c'était le cas ici, donc à Paris, dans le 13ème arrondissement."
Cette fresque d’Obey offerte à la France
Obey avait décidé d'offrir cette fresque en hommage aux victimes des attentats du Bataclan.
Paul Ardenne : "C’est un cas assez fréquent. Les spécialistes de la mairie de Paris vous diraient que Paris reçoit des offres d'œuvres d'artistes qui viennent du monde entier - ça peut être des sculptures, des peintures, des travaux d'atelier, puis aussi maintenant, des œuvres murales, donc très visibles par tous. Ajoutons que, dans le 13ème arrondissement, il y a une très grande tradition artistique, infusée notamment par Jacques Toubon quand il était maire du 13ème. Il y a une tradition dans ce grand parcours, de l'avenue de France et autour jusqu'au périphérique. C'est important parce que vous avez là la mise en place réellement de ce qu'on pourrait appeler un musée mural, un musée en plein air, comme il y en a de plus en plus dans le monde. D’ailleurs en France énormément. La France a été relativement pionnière sur ce plan, comme l’Australie, une ville comme Melbourne, évidemment Berlin ou d'autres cités. Mais on a énormément de programmes comme ça de décoration urbaine, donc, par l'entremise de peintures murales. Un muralisme, pour reprendre l'expression historique : on en a au canal Saint-Denis, à Grenoble, Besançon, Rouen ou même, par exemple, au Palais de Tokyo, vous avez le projet Lasco, qui entend générer une très forte attention à ce qu’est cette création de type street art ou anciennement street art... Car il est clair qu’aujourd'hui, il y a quand même deux milieux du street art : un milieu officialisé, récupéré pour certains, qui aurait trahi d'ailleurs les idéaux initiaux du street art, qui est fondamentalement un art clandestin, un art de proclamation (sans demande d'autorisation quelconque, en s'emparant de la ville en griffant la ville, comme on dit) ; puis, de l'autre côté, ce street art historique maintenant, ceux qui s'en revendiquent, qui sont les héritiers de Futura, par exemple. Bon, ces gens qui ont commencé il y a une cinquantaine d'années déjà, puisque le street art apparaît autour de 1967 (c’est difficile à dater), en Australie, en Angleterre, en France, aux Etats-Unis, donc ceux qui se revendiquent de ce street art originel qui n'entend pas être récupéré."
Il y a deux milieux du street art : un milieu officialisé, récupéré pour certains ; et un milieu qui se revendique du street art originel. Paul Ardenne
Les larmes de sang rajoutées et la devise républicaine gommée par des graffeurs anonymes : un geste politique ?
Paul Ardenne : "Le geste politique, ce n'est pas si explicite que cela. Il faut faire extrêmement attention. Bien sûr, ça a été revendiqué sur le site d’une revue d’ailleurs très intéressante, un magazine des arts de rue, Hiya (il y est écrit : « Ouvrez donc les yeux. On le voit comme une larme rouge au milieu de la peinture. La République est morte. ») C’est un point de vue, une opinion. Au fond, cette fresque d’Obey et sa transformation clandestine avec les larmes de sang peut être vue de plusieurs façons, selon le côté auquel vous appartenez. Si vous considérez qu'actuellement, la République n'est pas morte (je ne pense pas vraiment qu'elle le soit, en tout cas, elle ne l’est pas en tout); vous allez dire voilà c’est une atteinte à des symboles républicains, c’est une atteinte grave. Si, au contraire, vous considérez, sur le plan, actuellement, on pourrait dire, de la conduite des affaires républicaines, qui a des défaillances (un excès d'autorité, les questions de violences policières, le racisme latent peut-être de certaines catégories de fonctionnaires, etc.) - si vous considérez que la République, en quelque sorte, ne respecte plus ses propres fondements, dans ce cas là, bien évidemment, vous pouvez dire que les gens qui ont fait cette déclaration ont raison. Il faut toujours faire attention aux images."
A partir du moment où on a cette évolution de la fresque, la question posée est de savoir si c'est de l'art ou du vandalisme, puisque cela modifie le sens originel, en tout cas, de cette fresque puisque ce n'est pas ce qu'avait dessiné Obey.
"Bien sûr", répond Paul Ardenne.
Comment peut-on qualifier cette modification de la fresque?
Paul Ardenne poursuit : "Il est clair que c'est de l'art, incontestablement. C’est un acte artistique. Il est revendiqué comme tel. Il est d’ailleurs, bellement et puissamment revendiqué. J'invite les gens que ça intéresse à aller sur le site du magazine Hiya et à lire le texte de revendication de ce collectif, qui finalement a détruit cette œuvre ou l'a modifiée, en tout cas, pour signifier en effet, que la République, notre République, en quelque sorte, n'incarne plus les idéaux qui sont gravés à son nom « Liberté, égalité, fraternité ». C'est un très beau texte, un texte très littéraire, très bien écrit, magnifique, très lyrique, situationniste aussi."
Sur la question du vandalisme :
On ne doit jamais oublier que la question de l'art est a partie liée au vandalisme. Paul Ardenne
Pour Paul Ardenne : "Oui, en effet, c’est un vandalisme, mais je pense que l'on ne doit jamais oublier que la question de l'art est a partie liée au vandalisme. Pourquoi ? Parce que la production d'images, de signes visibles au fond, qui peuvent être des grands symboles, comme c'est le cas ici, elle s'expose en quelque sorte aux regards, au regard public. Et quand elle est, en quelque sorte, de nature à altérer le sentiment que les gens ont d'une situation politique donnée, l'iconoclasme s'impose. L'iconoclasme dans l'histoire des hommes, est une forme de respiration démocratique (ou non) mais en tout cas, c'est une forme d'expression et c'est quelque chose de très ancien. J'ai été assez surpris à propos de polémiques récentes, à propos du déboulonnage ou non de statues, ou comment, par exemple, l'exécutif dans notre pays pouvait dire « on ne déboulonnera pas les statues ». Bien sûr, ce n'est pas à l'État de le faire, mais au fond, il y a une sorte de mouvement naturel du rapport que les gens peuvent avoir aux images publiques, dont celle ci, qui consiste à penser que si ces images sont offensantes - puisqu'on parle beaucoup de génération offensée - si elles sont dérangeantes, si elles sont inadéquates, à partir de là, elles constituent non plus l'expression d'un pouvoir politique et de son incarnation symbolique, mais elles constituent de la propagande."
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