A l’ENS, l’Ecole Normale Supérieure, dans la filière littéraire, l'annulation des oraux en raison de la crise liée au covid a entraîné une augmentation du nombre d'admissions des femmes. Comment l'interpréter ?
- Marc Mézard Directeur de l’ENS, l’Ecole Normale Supérieure.
Avec le covid, les grandes écoles ont été contraintes de revoir leurs procédures d’admission, les oraux ayant été, la plupart du temps, annulés. Quel impact cette suppression des oraux a-t-elle eu sur les profils des admis ? A l’ENS, l’Ecole Normale Supérieure, dans la filière littéraire en particulier, la proportion de femmes admises est montée jusqu'à 67% au lieu de 54% en moyenne, les années passées. Comment l’expliquer ? La réussite à l’oral est-elle genrée ?
Guillaume Erner reçoit Marc Mezard, directeur de l’ENS, l’Ecole Normale Supérieure.
De quel concours s'agit-il ?
Il s'agit du concours de lettres classiques, de l'un des deux concours littéraires. Nous avons au total sept concours, cinq en sciences et deux en lettres. Et l'un d'entre eux a montré effectivement cette année un résultat un peu inhabituel avec les trois quarts de jeunes femmes parmi les admis à ce concours, alors que d'habitude, on était plutôt autour de 55% à 60%.
La suppression de l’oral comme explication ?
On a eu certainement cette année un concours tout à fait exceptionnel puisqu'on a dû supprimer les oraux, on a décalé les épreuves écrites de deux mois. Elles devaient avoir lieu en avril. Elles ont eu lieu fin juin. Et on n'avait plus le temps d'organiser les oraux. Donc, il faut probablement chercher la source de cette sur-proportion de jeunes femmes reçues dans l'absence d’oral. Ceci dit, évidemment, l'absence d’oral a des tas d'impacts. Il y a eu la préparation qui a été évidemment très, très, très, très différente, puisque les candidats ont dû travailler chez eux. Il y a eu l'absence d’épreuves d'options. Il y a des tas de facteurs qui doivent être pris en compte.
Les contributions de l'oral dans la sélection des candidats
(A l’ENS), on est très attaché à voir des épreuves orales qui permettent au jury d'écouter les candidats et de tester effectivement un certain nombre de choses, de poser des questions et d'avoir leurs réactions à l'oral. Cela vient compléter très utilement ce qui se fait à l'écrit. On sait que, en général, les années précédentes, si on regarde ceux qui sont reçus, un tiers d'entre eux sont reçus grâce à l'oral : ils étaient classés à l'écrit et ils remontent grâce à l'oral. Cela vous donne une idée de l'effet de l'oral sur le concours.
Des profils plus académiques sélectionnés par l’écrit ?
Je crois que c'est beaucoup plus subtil que ça. C'est extrêmement compliqué. D'ailleurs, on est en train de lancer toute une étude pour essayer de savoir si ce qui s'est passé de nouveau dans ce seul concours, sur les sept qu'on a cette année, s’il s’agit d’une simple anomalie statistique, ce qui est très possible aussi parce qu'on parle d'un tout petit nombre : on parle d'une quinzaine de jeunes femmes reçues en plus par rapport aux années habituelles. Le premier effet qu'on voit, c'est que si on avait, dans les années précédentes, fait le classement sur la seule base de l'écrit, comme on a été obligé de le faire cette année, on n'aurait pas eu l'effet en question. Donc, vous voyez que ce n'est pas mécaniquement juste l'absence d’oral qui a joué. Il y a certainement ces autres facteurs dont je parlais tout à l'heure : préparations dans des conditions tout à fait inhabituelles. On ne sait pas encore quels sont effectivement les différents facteurs qui ont pu jouer cette année.
Proportion inégalitaire d’hommes et de femmes en sciences
C'est ce qu'il faut garder en tête : l'ensemble du système. C'est vrai de toutes les grandes écoles, qui héritent d'une vision très genrée des disciplines. En Sciences, pour le concours Classes préparatoires lui-même, on est à une vingtaine de jeunes femmes reçues en sciences ; 55 % de femmes en lettres. On voit que les différentes filières ont des représentations très genrées et je crois que c'est vraiment ce sujet-là sur lequel on doit travailler. Nous y travaillons depuis un certain temps, d'ailleurs en parallèle avec tout un travail qui a été mené depuis cinq ans sur l'ouverture sociale en général.
Inégalités de genre avant l’admissibilité
En lettres, on a autour de 60%, presque 70% de candidatures qui sont des candidatures féminines. En sciences, on est plutôt à 30% de candidatures féminines. Marc Mezard.
Dans les concours, par exemple, le concours Sciences qu'on a beaucoup analysé ces dernières années, c'est au moment de l'écrit que la proportion de jeunes femmes chute énormément. Il y a un petit rattrapage à l'oral.
Donc, cette idée, simple ou parfois énoncée selon laquelle l'oral serait favorable aux hommes par rapport aux femmes, ça n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai en sciences, chez nous. Il y a plutôt un petit rattrapage de minorités, si j'ose dire. C'est à dire qu'en sciences, les femmes réussissent un peu mieux à l'oral. Et en lettres, c'est les garçons qui, eux, sont en minorité en lettres, qui réussissent un petit peu mieux à l'oral. Marc Mezard.
Mixité sociale
On n'a pas encore les données de cette année. Cela va faire partie des données qu'on va analyser dans le mois qui vient. Donc, je ne peux pas vous répondre sur cette question-là. On travaille depuis maintenant un certain nombre d'années sur l'ouverture sociale. On a mis en place quelque chose de très important qui est une autre voie d'accès à l'Ecole normale. Ce n'est pas le concours d'entrée normal à l'issue des classes préparatoires tel qu'il existe depuis très longtemps, mais un autre type de concours qu'on appelle la voie d'entrée étudiante, qui cherche à faire entrer à l'Ecole normale des profils à la fois intellectuels et sociaux, un peu différents. C'est très significatif : on a 40% des promotions qui sont recrutées de cette manière-là. On voit que ça permet aussi de corriger les biais de genre. Par exemple, en sciences, on n'aurait que 20% de jeunes femmes si on était que sur les concours grandes écoles, les concours classes préparatoires. En revanche, on arrive à 30% grâce à cette autre voie d'accès. Il faut travailler en amont.
Il faut absolument travailler au niveau des lycées, voire des collèges, pour amener un certain nombre de jeunes gens talentueux, issus de milieux défavorisés à se projeter vers le futur et à comprendre que les formations supérieures, par exemple l'Ecole normale, ça peut être une voie extraordinaire pour eux. Et puis, il faut travailler sur ce qu'on fait au sein de l'école et effectivement, sur ces sortes de discriminations culturelles. On sait que le patrimoine culturel est un élément très important et nous sommes en train de travailler sur cette question. Marc Mezard.
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