Cette semaine, retour sur le tollé provoqué par les déclarations de Frédérique Vidal sur les dangers de islamo-gauchisme dans les universités française...
De quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’islamo-gauchisme ?
Cette notion est-elle pertinente pour décrire un pan de la recherche et comment interpréter les propos de la Ministre demandant au CNRS de définir, je cite, ce qui relève de la recherche et ce qui relève du militantisme ? Voilà quelques unes des questions qui ont essaimé dans la presse cette semaine.
Dans le Figaro , le philosophe Jean-François Braunstein donne sa définition du mot et décrit je le cite, l’arrivée rapide en France des théories qui sont en train de détruire les universités américaines. Il existerait en France comme aux Etats-Unis, poursuit-il, un «racisme systémique» [...] et un «privilège blanc» : Le racialisme devient une sorte de racisme à l’envers.
Mais l’islamo-gauchisme engloberait selon lui d’autres champs, que le philosophe liste : les théories indigénistes et décoloniales, les études de genre, l’écriture inclusive, les études sur le handicap, le poids, ou la pornographie. Ce n’est plus l’objet qui compte précise Jean-François Braunstein, mais l’adhésion à certains présupposés [...] en accord avec l’approche militante et victimaire de ces «studies ».
Dans l’Express, le linguiste Jean Szlamowicz, co-fondateur du polémique « Observatoire du décolonialisme » précise que l’islamo-gauchisme ne se manifeste pas [...] par un soutien avéré à l’islamisme, mais par une convergence de facto [...] entre le genre, les mouvements décoloniaux ou l’emploi du mot islamophobie. Le linguiste ajoute : « à l’époque de Foucault ou Barthes, la démarche structuraliste consistait à voir comment fonctionne la société, à travers des structures enfouies et inconscientes. Elle n'avait pas pour ambition de renverser ces structures comme c’est le cas aujourd’hui. Et il conclut : Est-ce le rôle des universitaires de donner des outils d'action à un activisme social ?
Du côté des instances universitaires et de recherche les propos de Frédérique Vidal ont été reçus avec stupeurs...
Avec stupeur et avec des communiqués de presse sans ambiguïtés. Alors que celui du CNRS a pour titre L’islamo-gauchisme n’est pas une réalité scientifique, la Conférence des Présidents d’Universités conclut le sien sèchement : « le débat politique n’est par principe pas un débat scientifique : il ne doit pas pour autant conduire à raconter n’importe quoi ».
Pour le sociologue et américaniste Eric Fassin interviewé par Francetvinfo.fr, il s’agit d’une « chasse aux sorcières ». « Quand on parle d'intersectionnalité comme je le fais dans mon enseignement » explique-t-il, « en articulant race, genre et classe, on donne à voir la complexité du monde. Du même coup, on interroge l'ordre social. On montre que les normes sont politiques : elles reproduisent des rapports de domination multiples. Et parler de domination, poursuit Eric Fassin, c'est poser la question de la source des inégalités, dont l'aggravation menace la cohésion de notre société.
Dans Libération, c’est l’économiste Thomas Picketty qui fait part de sa colère. Selon lui, l’hystérie actuelle autour de l’accusation d’islamo-gauchisme nous fait franchir, je cite, un nouveau seuil anti-intellectuel. Et L’économiste en appelle, comme de beaucoup d’autres sur Twitter, à la démission de la Ministre.
Alors de quoi l’islamo-gauchisme est-il le nom ?
Éléments de réponse, dans La revue des médias de l’INA, qui republie une étude de Benjamin Tainturier parue en novembre dernier. Le chercheur au médialab de ScPo et spécialiste de la guerre de l’information cartographie « l’espace discursif dans lequel se joue la médiatisation » du mot Islamo-gauchisme. Imaginez un nuage de mots avec en son centre le terme islamo-gauchisme, et où la proximité spatiale des mots équivaut à une proximité sémantique. En se basant sur une analyse de 2500 articles parus entre 2002 et 2019, Benjamin Tainturier étudie le voyage de l’islamo-gauchisme dans la parole publique, au fil des crises politiques et des attentats.
D’abord liés dans ce nuage de mots aux concepts d’occident de sionisme et d’antisionisme, le terme islamo-gauchiste reste cantonné à la question avant de se rapprocher des mots voile, musulmans, nationalité et république au tournant de l’année 2016, après les attentats notamment. Il en va ainsi d’une notion polysémique d’abord utilisée avec des guillemets et sans trop de sérieux, et qui s’enrichit au fil des débats sur les réseaux et par tribunes interposées pour devenir petit à petit, nous dit Benhamin Tainturier, « un véritable espace discursif cohérent et large qui parvient à émerger. Quelque part, et en dépit de sa polysémie, ajoute-til, la notion d’islamo-gauchisme se trouve enfin forte d’une certaine unité sémantique, [...] qui doit beaucoup, conclut-il à la promotion qu'en ont faite deux traditions politiques différentes : une certaine droite acquise aux idées néoconservatrices et une gauche républicaine défendant une certaine vision de la laïcité.
Par Mattéo Caranta
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