"L'imagination approfondit notre relation au monde"

Toyen, sans titre
Toyen, sans titre - Courtoisie du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, 2022
Toyen, sans titre - Courtoisie du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, 2022
Toyen, sans titre - Courtoisie du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, 2022
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L'imagination est-elle la garante de nos démocraties ? Où se situe la ligne entre le réel et l'imaginaire ? Cette semaine, l'imaginaire prend le pouvoir dans la revue des idées avec Jo Nesbo, Ingrid Leduc, Annie Le Brun et Charles Stépanoff

Dans le monde, l’écrivain et scénariste Jo Nesbo s’interroge sur « la guerre des histoires » qui prévaut dans le conflit en Ukraine.  Celle qui se joue sur le terrain de la propagande, celle où les faits disparaissent, où des doubles récits circulent et se contredisent. Et l’écrivain se tourne vers le rôle primordial de la fiction quand la vérité est piétinée. Comment faire quand les faits n’ont plus de poids, quel rôle doit jouer la fiction, ou l’imaginaire pour raconter la vérité. Jo Nesbo remonte le temps et se penche sur la guerre d’Espagne, qui fut aussi une guerre d’information. Il nous rappelle comment Franco et ses généraux ont clamé, « mordicus », que la population républicaine de Guernica avait détruit elle même sa propre ville. Mais voilà, raconte-t-il, que Picasso contre attaque avec une de ses plus célèbres toiles. Guernica, qui donne à voir l’enfer du bombardement. Si le chef d’œuvre du peintre espagnol dénonce une vérité, il est pourtant le produit de l’imagination d’un artiste, c’est une fiction qui ouvre les yeux de l’Europe sur le réel. Voilà le but de la fiction pour le scénariste, dire quelque chose de vrai, mas pas forcément de factuellement vrai. Jo Nesbo en est convaincu, la vérité finit par vaincre, et les histoires les plus vraies sont toujours les meilleurs. 

Et alors que nous entrons en période de réserve électorale, la revue Projet réactive dans son dernier numéro  un slogan hérité de 68, « L’imagination au pouvoir ». Un moyen d’interroger les mots, les formes et les fonctionnements de nos imaginaires politiques. Un moyen pour la revue d’être au plus proche du réel.  « Et si l’imagination était au fond garante de nos démocraties ? » 

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C’est dans les pages de ce bimestriel que la « plume » Ingrid Leduc cherche une définition. L’imaginaire en politique est une oscillation, un lâcher prise, il laisse transparaitre une part d’intime et de secret. L’imaginaire, pour cette conseillère en discours, c’est le doute. Il vient bouleverser l’art de faire la politique puisqu’il s’oppose, de fait, aux promesses et aux certitudes. Et Ingrid Leduc imagine un « ministère de l’imaginaire », un ministère du tâtonnement, de la recherche de l’exactitude, du mot vrai et pas forcément réel pour circonscrire le monde et pouvoir ensuite lui dessiner un horizon.  « Les histoires se nourrissent du réel, conclue cette « plume », elles l’incarnent, le densifient au point de ne plus pouvoir lui échapper ».  

Dans les dernières pages du Hors-série de Philosophie Magazine consacré à Machiavel, la poète et essayiste Annie Le Brun parle quant à elle de la vertu subversive de l’imagination  

Avec un mot d’ordre : _« sauvons l’imagination, l’imagination sauve le reste ».  _Cette héritière du surréalisme, commissaire d’une exposition dédiée à l’artiste Toyen au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, engage avec Cédric Enjalbert une conversation sur ce qu’il reste d’imaginaire dans nos images. Elle déplore « l’aplatissement du monde dans un régime de pure visibilité, de la transparence, de l’Être partout voyant et vu », un monde d’images sans imagination qu’elle compare à une prison sans mur et qui oublie selon elle l’importance cruciale des espaces transitionnels, des espaces intermédiaires entre intérieur et extérieur, entre subjectif et objectif, entre le réel et la fiction. C’est dans ces zones d’ombres dit-elle, que tout se joue.

Rendre compte de l’invisible par le rêve et l’imaginaire, Dans Libération, Nicolas Celnik rencontre l’ethnologue Charles Stépanoff, auteur de L’animal et la mort où il observait l’étonnatne proximité entre les peuples sibériens et les chasseurs français. Pour l’ethnologue, il faut pouvoir « rejeter l’approche occidentale héritée de la tradition grecque qui oppose l’imagination et la réalité » . Il explique : « pour comprendre la subjectivité d’un humain, nous nous aidons du langage. Mais pour comprendre celle du renne ou de la montagne (comme doivent le faire les chasseurs), _il faut faire travailler l’imagination, qui est cette disposition humaine à sortir de l’ici et du maintenan_t, à aller au-delà de ce qui est directement perceptible. Et l’ethnologue raconte que les jeunes chasseurs français font des rêves agités avant la chasse. Une occasion de visiter en rêve le monde animal, de prévoir de façon onirique le comportement de gibier, d’incarner, parfois, le sanglier. « L’imagination ne nous fait pas sortir du réel, conclut Charles Stépanoff, elle approfondit notre relation au monde ». 

Par Mattéo Caranta