La justice, censure du politique ?

Agnès Buzyn devant la Cour de Justice de la République, le 10 septembre 2021, après sa mise en examen pour "“mise en danger de la vie d’autrui"
Agnès Buzyn devant la Cour de Justice de la République, le 10 septembre 2021, après sa mise en examen pour "“mise en danger de la vie d’autrui" - LUCAS BARIOULET / AFP
Agnès Buzyn devant la Cour de Justice de la République, le 10 septembre 2021, après sa mise en examen pour "“mise en danger de la vie d’autrui" - LUCAS BARIOULET / AFP
Agnès Buzyn devant la Cour de Justice de la République, le 10 septembre 2021, après sa mise en examen pour "“mise en danger de la vie d’autrui" - LUCAS BARIOULET / AFP
Publicité

La justice est-elle contre la politique ? Y-a-t il un risque de gouvernement des juges ? Depuis la mise en examen d'Agnès Buzyn devant la Cour de Justice de la République le 10 septembre 2021, plusieurs tribunes questionnent le rôle de cette institution.

Vendredi dernier la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, la CJR,  a mis en examen Agnès Buzyn du chef de “mise en danger de la vie d’autrui” dans sa gestion du début de la crise de Covid-19. Une mise en examen qui questionne beaucoup de magistrats et de commentateurs politiques  : la justice est-elle contre la politique ? Y-a-t il un risque de gouvernement des juges ? Faut-il en finir avec la CJR ? 

Pour les juristes Cécile Guerin Bargues et Olivier Beaud dans le journal Le Monde, “L’image de la justice et des politiques ne pourra que sortir écornée de cette triste affaire”. Une histoire écrite d’avance pour ces deux professeurs de droit public dont voici le résumé en trois temps :  d’abord “un problème sanitaire majeur et des familles endeuillées cherchent à imputer par voie pénale la responsabilité de leurs souffrances aux décideurs publics”, ensuite “des magistrats tombent dans une lecture rétroactive des faits” et sont  “incapables”, je cite, “de résister à la pression d’une opinion publique qui demande des comptes”, troisièmement “un procès décousu et lacunaire” a lieu devant “une juridiction, [la CJR], où siègent trois magistrats et douze parlementaires, eux mêmes compréhensifs de la difficulté de l’action politique en période de crise”. Enfin concluent-ils, on prononce “une peine qui apparaîtra comme faible au regard des espoirs des plaignants et aboutira à des accusations de connivence”. Fin de cette histoire écrite d’avance pour les deux juristes.

Publicité

Espérons ajoutent Cécile Guerin Bargues et Olivier Beaud dans Le Monde, que ce lamentable épisode soit au moins l’occasion d’une prise de conscience : le prétoire n’est pas un forum adéquat pour juger de la responsabilité d’un ministre, et encore moins d’un gouvernement tout entier. [...] La Cour de Justice de la République érige des juges judiciaires en censeurs de l’action gouvernementale. Cette recherche effrénée de responsabilité pénale des politiques préviennent les deux professeurs de l’Université Paris II Assas  porte en elle le risque de voir les décisions politiques conditionnées par la nécessité de se protéger de la menace pénale. Ce faisant, elle aboutit paradoxalement à encourager cette même inaction qui est souvent au fondement de ses poursuites.

Mais dans la revue Regards, l’avocat Hugo Partouche propose une autre analyse… 

“Il ne s’agit pas pour la CJR de mettre en cause directement l’action du gouvernement affirme l’avocat sur le site internet de la revue trimestrielle, la CJR ne s’intéresse pas aux textes que l’ancienne ministre a proposés, pris ou fait-prendre dans le cadre de sa participation à l’action gouvernementale, mais uniquement aux lois et règlements qu’elle est soupçonnée d’avoir violés. Par ailleurs pour Hugo Partouche qui rappelle que “la politique pénale est une composante essentielle des politiques publiques”, le voeux de séparer mieux politique et justice apparaît pieux à l’heure d’un consensus international en matière de lutte contre la corruption [qui invite justement] la justice à se pencher sur les rouages de la décision politique et administrative. Un désir de distance entre politique et justice qu’il qualifie “d’autoritaire”, “visant, je cite, à laisser les coudées franches à l’exécutif en faisant croire que toute enquête aboutit nécessairement sur une condamnation". L’avocat conclut dans la revue Regard : Qu’on veuille supprimer la CJR, juridiction d’exception, peut-être ! mais que l’on cesse de s’agacer qu’il existe des contre-pouvoirs, car la réaction à la mise en examen d’Agnès Buzyn, libre et présumée innocente, n’est rien d’autre que cela.

Alors pourquoi la France est-elle le seul pays d’Europe, avec l’Italie, où la pandémie entraîne la mise en examen d’un ancien ministre de la Santé ?  

Éléments de réponses dans le Figaro où Guillaume Perrault analyse ses causes et rappelle l’histoire de cette juridiction créee dans le contexte de l’affaire du sang contaminé de 1993. 

Selon lui, c’est faute d’un fonctionnement réel et effectif, des autres types de responsabilité, en particulier politique et hiérarchique, que des Français recourent à la voie pénale. 

La France, ou selon ses mots “l’histoire d’un pouvoir hiérarchique ayant trop longtemps refusé d’exercer ses responsabilités”. Le maître de conférence en sciences politiques ajoute : “Une loi non écrite de notre vie publique et administrative engage politiques et cadres publics à nier avec hargne être en tort le cas échéant. Leur devise pourrait être: «N’avouez jamais.». Lorsqu’une catastrophe se produit en France, tout se passe comme s’il était démagogique et populiste de demander des comptes.

Toujours dans le figaro, Alexandre Stobintsky, magistrat au tribunal judiciaire de Créteil, lui fait écho : “Il y a dès lors lieu de s’interroger: les attaques répétées contre l’institution judiciaire ne servent-elles pas de contre-feux aux pouvoirs exécutif et législatif? En dénonçant les mises en examen, une partie des députés et des ministres ont évité la question saillante des «indices graves et concordants» [qui conduisent à cette mise en examen].. Il conclut : Le débat aurait dû être juridique. Il est malheureusement devenu idéologique”. 

Pour aller plus loin : « Affaire Buzyn », l’heure de la Cour de justice de la République sonnera-t-elle ?

Esprit de justice
58 min
29 min

par Matteo Caranta

L'équipe