Le vote est-il une espèce en voie de disparition ? Plusieurs tribunes se questionnent à moins de trois mois du premier tour des présidentielles
Qu’est-ce que voter veut encore dire ?
C’est la question que se posent trois politistes sur la plateforme AOC. Eric Agrikoliansky, Philippe Aldrin et Sandrine Lévêque déjouent les pièges, du "prêt à penser sondagier" à travers une enquête collective publiée sous le titre Voter par temps de crise.
L’objectif, comprendre le sens du vote et les raisons de celui-ci, et mettre en valeur "la complexité des rapports ordinaires à la politique". Premier constat, la diversité des raisons et des trajectoires qui amènent à voter pour tel ou tel candidat. Ensuite, le collectif de chercheur pointe "la persistance des clivages sociaux et politiques (« gauche-droite ») comme boussole des choix électoraux" ainsi que le "vif intérêt" des personnes interrogées pour la chose publique. Et pourtant, l’abstention augmente d’élection en élection.
Alors comment expliquer ce phénomène ? Pour Vincent Tiberj dans Libération c’est l’affaiblissement du vote comme acte symbolique et rituel qui est en jeu, c’est la fonction du vote qui s’est vidée de sa substance. "Désormais, nous ne votons plus que pour élire" dit-il, "et non pour satisfaire un acte électoral pensé comme exceptionnel et qui compte plus que le résultat." Ainsi pour le sociologue le vote aurait perdu de son « signifiant ». Avec ce paradoxe : alors que les citoyens sont plus diplômés et informés qu’autrefois, ils se déplacent moins aux urnes. Peut être analyse Vincent Tiberj, parce que la forme de « la remise de soi » , celle de laisser faire les élus après l’élection, ne correspond plus aux attentes actuelles de notre société.
Et celui qui a co-publié récemment Extinction de vote ? approfondit sa réflexion dans les pages de la revue Esprit des mois de janvier-février comme dans les matins de France Culture . Selon son analyse, l’abstention joue aujourd'hui en faveur des classes supérieures et du vote à droite. Elle rendrait de plus en plus vrai l’adage "majorité sociale / minorité électorale" concernant les catégories populaires. Alors que les ouvriers représentent 19% de la population active, ils ne forment que 8% des votants. Le ratio est inversé pour les cadres, qui pèsent électoralement deux fois leur poids démographique.
Pour cet enseignant de Sc-Po Lyon, auteur d’une thèse sur l’histoire de l’abstention, "nous sous estimons trop sa dimension contestataire". Et l’historien du droit de revenir sur les racines du phénomène, déjà très présent pendant la Révolution Française et dans les divers régimes politiques qui lui ont succédé. Il résume également les différentes tentatives d’amener les citoyens aux urnes, par la publicité ou la simplification des inscriptions. "Historiquement, explique François Xavier Arnoux, les mesures d’ordre technique ont peu d’effet sur la mobilisation électorale, [...]car elles n’agissent jamais sur l’abstention conçue comme une contestation du système politique dans son ensemble." Il ajoute "l’association systématique de l’abstention et du désintérêt me paraît douteuse. Ce désenchantement citoyen qu’on nous vend est culturellement déterminé, politiquement orienté, et donc incomplet."
Alors quelles formes d’actions citoyennes imaginer pour compenser la désertion des urnes ?
Dans le journal Le Monde, deux tribunes y répondent à leur manière. D’abord celle de Loic Blondiaux qui revient sur les nombreuses propositions pour renouveler la représentation démocratique : "tirage au sort, initiative citoyenne, budget participatif, le politologue propose d’institutionnaliser les conventions citoyennes comme antidote à la crise de la représentation politique, "deux ans après les gilets jaunes, observe t-il, la prise de conscience de l’épuisement de notre système politique ne s’est pas faite, comme si nous étions condamnés à reproduire un modèle qui ne fonctionne plus". Il faut associer les citoyens au pouvoir de décision pour Loic Blondiaux qui nuance : "Si les assemblées citoyennes ne suffiront sans doute pas à elle seules à sauver notre démocratie, elles nous invitent déjà à réfléchir à des changements profonds." De son côté la philosophe Sandra Laugier contaste "une mutation de l’exigence démocratique" qui prend forme selon elle avec le renouveau de la désobéissance civile. Loin d’être marginale, elle est au cœur du répertoire des luttes sociales et politiques du XXIe siècle explique la philosophe qui ajoute, "la désobéissance civile, c’est l’irruption dans la conversation démocratique de personnes qui n’y sont pas bienvenus". Et pour illustrer son propos Sandra Laugier cite la première candidate noire à l’investiture démocrate aux Etats Unis, Shirley Chisholm : "S’ils ne vous donnent pas de place à table, apportez une chaise pliante."
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